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La mémoire inquiète de Jacques Henri Lartigue

Publié par Laurent Vercueil, le 19 janvier 2018   5.3k

Sur le premier mur de l'exposition récente (1) consacrée à Jacques Henri Lartigue (1894-1986), on tombe sur une note du journal tenu par le photographe tout au long de sa vie : "Depuis que je suis petit, j'ai une espèce de maladie. toutes les choses qui m'émerveillent s'en vont sans que ma mémoire les garde suffisamment"

C'est une phrase qui ne laisse pas de surprendre. Les émotions colorent les souvenirs en les imprimant plus profondément dans la mémoire. Les "flashbulb memories", qui expliqueraient que nous ayons un souvenir précis des évènements marquants, comme la chute des tours du 11 septembre 2001, représentent est un exemple de cette "hypermnésie" façonnée par l'émotion. Il est néanmoins possible que ce dont on se souvienne surtout, c'est du récit que nous avons élaboré de cette journée si particulière, journée et récit de la journée auxquels nous avons fréquemment repensé, et qui, à terme (et comme tout souvenir) n'entretient plus qu'un rapport incertain avec la réalité des évènements...  

Mais revenons à l'observation paradoxale de Lartigue. Tout se passerait chez lui comme si les émotions contribueraient à éteindre les souvenirs ? Cette "espère de maladie" en est-elle vraiment une ? 

Le cas de Lartigue est remarquable par sa précocité. Ses photos les plus célèbres ont été réalisées entre l'âge de 10 et 17 ans. A partir de 1902 (il a 8 ans), il saisit les moments de la vie familiale, particulièrement à travers les gestes qu'il chérit, les jeux avec son frère, ses cousins, oncles et tantes, dans le milieu très favorisé du début du siècle. Les clichés sont célèbres. 

Il photographie les moments de jeux, comme ces caisses à savon qui dévalent la pente dans la vaste propriété familiale. Il photographie les excentricités de sa cousine. Il a une dizaine d'année alors.

Il va voir les courses automobiles, pour lesquelles il nourrit, avec son frère, un enthousiasme immodéré. Il photographie encore. 

Toute sa vie, il photographie le détail d'une vie personnelle, dans la quotidienneté immédiate (rares sont les portraits où l'on pose), sur le vif du geste, dans le fil de l'action. Ses proches, ses amis, sont les sujets d'une mise en scène intime, qui donne, lorsqu'on parcourt l'exposition, le sentiment de prélèvements délicats, volés au temps qui passe. 

Car dans la phrase introductive, il y a un mot important. 

Et ce mot n'est pas "maladie ", ou même "mémoire". Le mot important de cette phrase surprenante est "suffisamment". La mémoire inquiète de Lartigue, c'est celle qui n'est jamais assez fidèle. Surtout pour les moments que nous chérissons.

Lartigue n'a pas de maladie particulière. Il cherche à saisir les instants qui nous fuient tous. 


NOTES

(1) dans la galerie Agnès B. à Paris. Malheureusement terminée depuis le 6 janvier.