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Atout Cerveau

Pour en finir avec la mémoire

Publié par Laurent Vercueil, le 21 février 2017   3.3k

La mémoire n’existe pas, c’est une illusion. On croit tenir là quelque chose comme un organe, une faculté cérébrale ou une fonction, qui nous serait à la fois personnelle et collective, ou alors, quelque trésor précieux dont l’édification patiente pourrait venir soulager nos vieux jours, à coup de souvenirs et autres racontars, et dont nous aimerions bien faire profiter la plus grande humanité autour de nous. Notre mémoire, nos souvenirs, seraient, au final, tout ce que nous nous permettons d'être...

Mais non, Nada, comme je le soutenais en introduction à mon cours sur la mémoire auprès des étudiants du DU d’hypnose l’autre jour, et j'ai senti alors qu’il y avait une certaine réticence à m’accompagner sur ce terrain, la mémoire n’existe pas, leur disais-je donc, et je vais vous le montrer in peto, comme je me permettais de le leur affirmer avec toupet. Et quand j’utilise le mot « toupet », je ne peux pas m’empêcher de penser à Trump, pour ce qu’il a sur le crâne et aussi dedans, sans doute.

(diapositive numéro 6/61)

Aussi, je m’apprêtais à dérouler devant eux les différents types de mémoire, leurs propriétés et leurs bases neurales, et à traiter, chapitre après chapitre, chacune de ces nuances de ce qu’on appelle des « mémoires » au pluriel, sans trop bien savoir si ce terme permet, effectivement, de recouvrir ce qu’ont en commun (mais donc quoi ?) le fait de savoir nager ou faire du vélo, de se souvenir du mot que l’on associe à ce plat alsacien où le choux est jonché de saucisses et de patates, de se rappeler ce qu’on a fait du dossier que Nadia a posé sur le bureau hier et de ce qu’on a prévu de faire demain soir chez les Durand, de se souvenir d’une suite de chiffres pour composer immédiatement un numéro de téléphone, de connaître sa marque de voiture préférée ou du côté de la mâchoire où l’on aime loger l'olive pour la dénoyauter, de ce que signifie l'expression "j'ai un chat dans la gorge", ou de ce que ça pourrait faire d'avoir vraiment un chat dans la gorge…

Et si nous nous sentons obligé d'appeler tout ce fatras, une "mémoire", c'est peut être parce que nous vivons dans l'illusion qu'il existe un stock, quelque part, dont il ne dépend que de nous d'y puiser informations et connaissances. Tout bien rangé et à sa place. La mémoire, c'est comme une armoire où le linge est bien plié et sent bon. Taratata.

(diapositive numéro 7/61)

Mais donc d'abord, pas « mémoire », plutôt « mémoires ». Encore n'est-ce pas suffisant, disais-je, alors que les étudiants pouvaient encore en convenir, comme je le devinais à leur attention manifestement un peu distraitement amusée, si je puis qualifier ainsi leur attitude, sans doute fugace, oui ce n’est pas suffisant, disais-je donc, car je vais soutenir à présent que parler de « mémoires » c'est encore jeter un voile de fumée sur quelque chose qui n’est rien d’autre que la propriété, la propriété fondamentale et exclusive du système nerveux de juste et seulement vivre et avoir des expériences, et du comment ces expériences nécessairement s'inscrivent dans le système nerveux, l'une après l'autre, dans le cerveau.

Avant d’asséner ces affirmations qui soulevaient, je le notais intérieurement, quelques sourcils dans l’audience, j’avais sollicité des étudiants un effort de mémoire qui, comme je m’en rendais compte à ce moment, pouvait sembler contredire mon discours un brin provocateur. Je les priais, les étudiants, de mémoriser le plus d’informations possible sur une vidéo d’extraits d’une pièce de Labiche. Dans le même temps, la moitié d’entre eux devait apprendre une liste d’une trentaine de mots, insidieusement choisis par mes soins pour susciter des interférences dans la récupération des informations (1). Ce faisant, ils pouvaient éprouver les limites et la vulnérabilité de la mémoire. Il n'est pas de souvenir qui ne soit un souvenir de souvenir.


(diapositive numéro 8/61)

Quoiqu'il en soit, il est certain, pour parler trivialement, que leurs cerveaux étaient différents après avoir visionné les extraits de la pièce de Labiche de ce qu'ils étaient auparavant. Comme je m'en étais expliqué auprès d'eux, les mécanismes moléculaires qui rendent compte, en particulier, de la plasticité synaptique, comme la LTP, ou, à l'échelle génétique, les opérateurs de l'acétylation des molécules d'histone (acétylation et déacétylation), constituent la "mémoire" (et là, je me sentais obligé, désormais, d'effectuer le petit geste des deux mains, placés de part et d'autre devant moi et agitant symétriquement index et majeur, pour figurer la distance que je prenais avec le terme, que je mettais "entre guillemets"), constituent la "mémoire", disais-je, dans ce qu'elle a de plus élémentaire. C'est à dire, pour me répéter, l'inscription de la vie, en tant qu'expérience, dans la configuration des réseaux neuronaux.

(diapositive numéro 12/61)

Dire que toute expérience laisse une trace confine au truisme. Ce qu'on appelle la mémoire est la propriété du système nerveux de laisser s'imprimer en lui l'épreuve du temps.


>> Note

(1) Le résultat fut probant, puisque les interférences furent effectivement deux fois plus importantes dans le groupe parasité (qui répondit d'ailleurs moins bien que le groupe qui avait une tâche limitée à l'observation de la vidéo). Mais, fait étonnant, le groupe auquel la liste de mots n'était pas présenté fut également parasité par certaines interférences, ce qui m'apparut, a posteriori, comme un commencement (restons modeste) de preuve que certaines des interférences que notre mémoire expérimente sont communes. En l'occurrence, visionner une pièce de Labiche, conduit à penser qu'un domestique a plus de chance de s'appeler Albert qu'un autre prénom (fut-ce celui qui a été prononcé pendant l'extrait).