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Vieillir sans son cerveau

Publié par Laurent Vercueil, le 13 mai 2018   3.9k

Délégué Général puis Président du Festival de Cannes pendant quatre décennies (1978-2014), Gilles Jacob témoigne de l'évolution du cinéma au cours de cette période ainsi que de la sienne, propre. Interrogé sur les secrets de l'éternelle jeunesse de son esprit (Gilles Jacob a 87 ans), sa réponse est limpide : Si le corps vieillit et se déglingue, le cerveau, lui, reste pris dans l'enfance (Gilles Jacob, à Voix Nue (à 26'15")). Curieux, n'est-ce pas ?

Ainsi, le cerveau serait-il indemne du temps qui affecte le corps (1).

D'après Gilles Jacob.

Parlant de lui-même.

Mais existe-t-il une possibilité que cela puisse nous concerner tous ? Quelque chose comme une possibilité logique, ou subjective, ou carrément neuroscientifique ?

De fait, nous faisons fréquemment l'expérience que nous n'avons pas l'âge de nos artères.

Alors, quel âge avons-nous ? Celui qui est consigné dans notre état civil ? Celui que nous éprouvons par les limites que rencontre notre corps ? Ou celui que nous rêvons ?

Il y a sans doute plusieurs raisons au paradoxe du cerveau qui ne vieillit pas...ou qui ne vieillit qu'avec réticence...

Et parmi les raisons possibles, je voudrais en détailler les cinq suivantes (2) :

  1. Le nom du navire Argo
  2. le syndrome d'Achille et la tortue
  3. la plasticité cérébrale à tout âge
  4. la mécanique de la curiosité
  5. plus jeune que jamais plus

1) Le nom du navire Argo

Jason conduit les argonautes sur le navire Argo à la conquête de la toison d'or. Ils reviennent triomphalement et pour célébrer leur épopée, le navire est exposé à Corinthe.

Avec le temps qui passe, le navire s'abîme, les matériaux s'altèrent, il faut remplacer telle planche, telle travée, une poulie qui rouille. Tant et si bien, qu'années après années, tout le bateau a été substitué. Que reste-t-il du navire original ? rien. Seul le nom d'Argo lui est éternel. 

Il en va de même avec notre corps. Toutes nos cellules vivent, meurent et sont remplacées. Combien de fois au cours d'une vie ? Pour certains organes, c'est presque innombrable, tant le renouvellement est rapide. et pourtant, bien que ce ne soit plus nous-même, c'est encore de nous qu'il s'agit : nous conservons notre identité, notre nom. Et nos neurones. 

Ceux que nous avions à la naissance, un peu moins avec le temps, oui, et aussi un peu davantage, avec les cellules souches, au moins pendant les premières années de vie (voir ici). Mais celles qui nous tiennent encore debout, avec notre identité et notre histoire personnelle, ce sont les mêmes qu'au début. Et pour combien de temps ? nul ne sait. Au moins 122 ans, puisque Jeanne Calment a vécu jusque là. Mais peut-être encore plus. Nul ne sait combien peut vivre un neurone. Il a un secret de jeunesse éternelle.

On pourrait donc dire que notre corps vieillit sans notre cerveau. 


2) Le syndrome d'Achille et de la tortue

Achille, à la foulée légère, ne rattrape jamais la tortue, partie avant lui. Comment ? Simplement parce que pendant qu'Achille parcourt le chemin qui le sépare de sa devancière, celle-ci a poursuivi de son allure modeste et se trouve déjà plus loin. Et ainsi de suite. Chaque fois qu'Achille se rapproche, le temps qui lui a été nécessaire pour effectuer la distance qui le séparait de la tortue, a été mis à profit par cette dernière pour progresser.

C'est le cas de toute nos évaluations périodiques d'un phénomène dynamique, en progrès. Observez un enfant : vous vous enthousiasmez de ses progrès, soulignez chacune de ses acquisitions (langage, motricité), mais lui, comme la tortue, se trouve déjà plus loin. Au moment où nous réalisons que bébé parvient à associer deux syllabes (baba, papa, mama...), il combine déjà les mots entre eux. Logique : nos observations sont des échantillons prélevés à des instants fortuits dans le développement de l'enfant (et non situés précisément à chacune des précieuses étapes), et nécessitent l'occurrence d'une manifestation. 

La même chose vaut pour nous-même, sans doute. Le temps que nous réalisions que nous avons l'âge que nous avons, nous sommes déjà plus vieux.

On pourrait donc dire que notre corps vieillit avant que notre cerveau ne s'en rende compte.


3) La plasticité cérébrale à tout âge

Ce qui fait la jeunesse, c'est la souplesse, le modelage, la flexibilité. S'adapter, c'est accepter de grandir. Et pour les circuits neuronaux, rien de plus facile : les synapses, ces connexions qui relient les neurones entre eux, sont plastiques. Le monde synaptique est mouvant, sans cesse régénéré, faisant place nette ou construisant des autoroutes de l'information. Cette mobilité de la connectique, des dialogues qui s'établissent entre neurones, constitue la richesse des potentialités qui est à la source de tous les apprentissages. 

Si avec le vieillissement cérébral, il y a, en effet, des modifications structurelles, morphologiques, la possibilité de poursuivre l'édification de nouveaux circuits, elle, persiste. Ainsi, on peut faire plus, ou mieux, avec moins. 

Le parallèle avec l'activité artistique est éclairant : ce n'est pas la quantité de matériaux, le nombre de traits sur la feuille de dessin, la quantité de mots dans la phrase qui produit l'art, mais l'agencement, la combinaison, les relations qui sont tissées entre eux. Parfois, l'économie de moyen est une merveilleuse incitatrice à trouver des solutions éblouissantes...

La dynamique de la plasticité fonctionne ainsi : ce sont les relations, les combinaisons entre les éléments structurels qui conduisent à la trouvaille. Pas la masse. Au fil du temps, le cerveau garde cette aptitude à combiner, à reconfigurer, à composer une nouvelle partition musicale. 

On pourrait donc dire que notre cerveau conserve la possibilité d'être jeune, alors que notre corps la perd. 


 4) La mécanique de la curiosité

Il me semble qu'il faut interpréter Gilles Jacob sous cet angle : Il dit conserver toute la jeunesse de son cerveau en conservant une curiosité aux aguets. La curiosité, c'est la détection de la nouveauté, accompagnée de son investissement.

La curiosité est le moteur indispensable aux apprentissages. Elle s'alimente du neuf qui, pour l'enfant, est monnaie courante. L'enfant est curieux, par nature. 

Le "Salience Network", qui implique fortement (et entre autre) l'insula antérieure, est activé par la détection d'un élément distinctif au sein d'une assemblée (illustration provenant d'un article faisant l'hypothèse du rôle de ce système dans la schizophrénie)

Mais en vieillissant, du nouveau, y en a moins, c'est indéniable. Toujours un peu le même film qu'on se repasse...

Une personne blasée aura tout vu, tout entendu, tout vécu. Revenue de tout, il y a peu de raison qu'elle y retourne. La "blasitude" tue le cerveau tandis que la curiosité lui conserve sa jeunesse, car elle maintient l'attrait de la nouveauté, et maintient la nouveauté elle-même, puisque cette nouveauté réside dans le regard que l'on porte aux choses, bien davantage que dans les choses. Rester curieux, c'est rester jeune. 

On pourrait donc dire que le cerveau curieux ne vieillit pas comme le corps.


5) Plus jeune que jamais plus. 

Après tout, il pourrait ne s'agir que d'une simple affaire de perspective. Ainsi, si l'on prend le temps de bien regarder les choses est-il possible d'admettre la proposition suivante : A l'instant où nous le réalisons, nous sommes en réalité plus jeunes que nous ne le serons jamais plus (3).

A ce moment, ni le corps ni le cerveau ne sont trop vieux : ils sont de toute façon plus jeunes qu'ils ne le seront désormais. 

Si nous nous voyons encore dans l'enfance de ce que nous serons, nous pouvons accepter cette jeunesse comme éternelle (c'est le cas, nous sommes éternellement plus jeunes que jamais) et puiser à cette fontaine de jouvence : rien ne peut nous être interdit sous le prétexte que nous serions, nous, notre corps, notre cerveau, trop vieux pour ça...

On pourrait donc dire que nous sommes bien plus jeunes que nous le pensons.


Notes

(1) Mis de côté, le champ pathologique des affections neurodégénératives dont la prévalence augmente avec l'âge, bien évidemment. Ici, nous ne parlerons que du cerveau épargné des maladies neurologiques. 

(2) Je ne prétends pas à l’exhaustivité. Il est possible qu'il  y ait encore d'autres raisons selon lesquelles notre cerveau vieillit moins vite que notre corps, voire des raisons de penser l'inverse (notre cerveau vieillirait plus vite que notre corps).

(3) Ce que j'ai soutenu dans le magazine Ultrafondus de Juillet 2011 "Plus jeune que jamais plus" (p74), pour y trouver un encouragement à ne pas se considérer comme "trop vieux pour ça"...