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Mémoires du Futur

IA et Coaching

Publié par Jean Claude Serres, le 9 décembre 2020   3.1k

En quoi l'intelligence machinique peut contribuer à l'accompagnement d’une personne en souffrance ou en difficulté ?

Mes réflexions sur l’intelligence machinique IM[1] d’un côté et sur l’accompagnement[2] de l’autre vont s'hybrider dans ce nouvel article. Je m’inspire pour cela d’un excellent article “IA et coaching[3], une réflexion éthique et prospective sur leurs apports réciproques” de Michel Cezon & Thierry Ménissier dans la Revue européenne de coaching, n°10, avril 2020.

 Une machine intelligente pourrait- elle un jour accompagner une personne dans les différents champs cognitifs, affectifs, relationnels et émotifs aussi bien voire mieux qu’un praticien en chair et en os peut le réaliser ? Et si cela advenait suivant quelle éthique, quelle déontologie ? Si la question éthique se pose déjà pour tout usage de l’intelligence machinique, elle se pose à la puissance double ou triple pour une relation d'accompagnement qui traiterait du sens de la vie de chacun. 

 Je reprends deux phrases qui me paraissent essentielles dans la conclusion de cet article de Michel Cezon & Thierry Ménissier :

 “Dans cette perspective, on pourrait dire que l’éthique du coaching, au sens de : l’éthique la mieux adaptée à cette pratique particulière, consisterait à augmenter la quantité d’information disponible et à faire circuler l’information du mieux possible, afin d’accroître l’intelligence que le coaché a de sa propre situation et de son insertion dans son cadre professionnel”. …..

…“Le défi qui se pose au coaching assisté par l’IA peut donc être formulé ainsi : savoir demeurer « réel » grâce à la qualité de la relation avec le coaché, appréhendée comme un lien qui fait sens dans un environnement social en transformation et qui appelle la prise de points de repère.” 

Je vais essayer de contribuer à cette réflexion, à partir de mes précédents écrits en précisant mon regard sur l’Intelligence Machinique comme sur la pratique de l’accompagnement  avant d’envisager et de traiter de l’hybridation [Intelligence machinique - Relation d’aide].

A - De  l’Intelligence Machinique

Nous devons garder raison et ne pas mystifier l’”IA”. La réalisation de machines intelligentes, capables d’apprendre et même de mettre en œuvre des stratégies à partir de règles, sans analyse de parties anciennes ( jeu de go), reste très limitée autant par leur spécialisation très étroite que par la programmation et le fonctionnement en regard du fonctionnement du cerveau.

 La machine intelligente s’inscrit dans le chemin historique de la délocalisation ou externalisation de capacités humaines : force, énergie, puissance du traitement d’information, calculation en place de démonstration logique en mathématiques et maintenant apprentissages avec les strates de réseaux neuronaux artificiels.

 La spécialisation très étroite de ces MI est par exemple illustrée par la voiture automatique. Il est nécessaire de faire travailler trois MI en relation : MI de captation visuelle de l’environnement réel, MI de réalisation de la carte à partir du GPS et liaison 4G et enfin la MI qui prend des décisions de pilotage à partir des informations des deux premières MI.

 Le grand besoin de traitement d'informations pour concevoir une MI ne doit pas faire oublier que l’utilisation de cette MI ne demande que peu d'informations, en regard de sa conception. En contrepartie, ce sont des machines génériques, “universelles” et non singulières. 

 Leurs limites en terme de conception provient d’un mimétisme technologique du fonctionnement cérébral de de la vision qui est loin de représenter la grande diversité de fonctionnement des processus cérébraux.

 Les MI peuvent apporter une belle ressource de fonctionnement intuitif par leur grande capacité de mémoire (voir article sur l’intuition)

 Enfin dans le sujet que nous traitons, il serait dommage de réduire le soutien  ou l’externalisation de fonctions humaines d'accompagnement aux seules Machines Intelligentes. Il faudra intégrer entre autres la puissance des applications en réalité virtuelle et la grande capacité d'immersion sur le plan des capacités attentionnelles humaines.

B - De la pratique de l’accompagnement

Mon propos restant focalisé sur la pratique de coaching, il n’existe pas pour moi, de frontière étanche entre l’activité psychothérapeutique , l’accompagnement (ou coaching) ou encore la démarche philosophique voire spirituelle du questionnement sur le sens de la vie.  Ce qui diffère grandement ce sont les contextes de demande d’aide et aussi les méthodes, outils et écoles d’accompagnement. Ce qui diffère aussi c’est le niveau d'autonomie de la personne à réaliser ou non son propre diagnostic (client en accompagnement ou patient en thérapie  ou encore élève / maître en école de sagesse, etc.).

 En terme de méthode, il me semble que la plus grande difficulté de l'accompagnant est de faire franchir la “vallée du désespoir” afin d’assurer le rebond : “la catastrophe-métamorphe” en évitant les deux écueils : celui de la résignation ( ne pas bouger) et celui du décrochage (désespoir destructif ou absence de rebond). C’est une prise de risque chaque fois singulière en terme de profondeur de déstabilisation et de temporalité (descente pas à pas guidée).

 Ce qui me paraît essentiel à prendre en considération c’est la grande singularité de chaque relation d’aide face à chaque situation : Aidé - Aidant - Contexte - Objectif ou enjeu. La possibilité d’aide numérique, de prise en charge ou d’externalisation par une machine Intelligente doit intégrer cette grande singularité. L’externalisation numérique concerne plusieurs processus d’aides et de relations :

L’une des plus grandes difficultés de la relation aidant - aidé consiste à pouvoir changer de niveau, adopter une posture méta et ainsi pouvoir changer de niveau de questionnement et de regard sur ce qui se joue dans la relation d’aide ( pour l’aidant, pour l’aidé, pour les deux en synchronisation.

 C - D’une hybridation potentielle [Intelligence Machinique - Relation d’aide]

Chaque aidant devrait être capable de développer  une relation de paramétrage et de co apprentissage entre sa pratique et sa machine intelligente référente MIr

Chaque personne en demande potentielle d’aide devrait pouvoir consulter une MI pour choisir le type de prescription : aidant (numérique ou humain ou mixte) -  méthode et outils - durée investissement et coûts - objectifs enjeux et risques.

Le questionnement sur l’usage d’autres ressources virtuelles permettra d'ouvrir les potentialités numériques : accompagnement simultané réel ou virtuel, animation projective en réalité virtuelle ou augmentée à partir de la situation de l’aidé à différents instants de sa progression dans la démarche. 

 Il est cependant nécessaire de prendre en compte les effets collatéraux négatifs de la délocalisation de certaines compétences d'accompagnement. Comme pour l’usage du GPS qui dispense et dégrade ainsi les capacités d'orientations des alpinistes, les praticiens risquent de perdre de l'expérience et donc une capacité de mémorisation vitale pour nourrir leur intuition. 

 L’introduction du numérique et des machines intelligentes dans la pratique de l'accompagnement va transformer la nature des métiers, des aidants dans la dimension du coaching comme de la psychothérapie comme cela va être aussi le cas des métiers de l’enseignement initial et de la formation adulte..

 L’aide numérique de l’aidé, connue ou non de l’aidant  peut déplacer le regard vers des niveaux successifs méta. 

 D - Pour une hybridation performante [Intelligence Machinique - Relation d’aide]

 Comme le souligne l’article de de Michel Cezon & Thierry Ménissier, on ne peut pas envisager une hybridation réussie sans prendre en compte la double relation de contribution réciproque entre l’IA et la pratique de coaching. D’une part dans le cadre de la recherche d’amélioration des performances pour les équipes de recherches de ces deux champs disciplinaires, mais aussi par le fait que le cerveau humain est de plus en plus colonisé par le numérique pour le meilleur comme pour le pire.

Nous avons besoin d’hybrider plusieurs regards ou représentations du monde :

Cette hybridation doit être réalisée dans le cadre du travail de collaboration entre les différentes disciplines de recherche. Cette hybridation doit aussi être réalisée dans le cadre de la formation des usagers, que l’on peut regrouper sous le terme des humanités numériques.

Je vais traiter ici de deux domaines dans lesquels l’hybridation nécessite des connaissances partagées approfondies des “cartes du monde disciplinaires”  afin de dépasser la formule : “pour un marteau, tout objet a la forme d’un clou”.

La pratique du coaching peut s’entendre comme une activité humaniste et performative. Le cas le plus “léger” est celui du coach qui stimule un sportif pour arriver à dépasser ses limites ou gagner une compétition (Tennis). Un coaching plus engagé consiste à développer les performances d’un manager ou d’une équipe de direction.

 Je réserve le terme d’accompagnement à une pratique plus délicate où la mise en déstabilisation (le franchissement d’une vallée du désespoir) peut déclencher des bifurcations chaotiques. Cela exige du praticien une bonne connaissance de ses limites de compétences. Voici des exemples vécus en situation de demande de coaching pour apprendre à mieux gérer son temps. Le premier cas concerne un dirigeant qui est suivi par un psychiatre psychanalyste pour une pathologie grave. Le client s’en ouvre au coach (ce n’est pas toujours le cas !). Le second cas est celui d’un enseignant universitaire qui est suivi par un psychothérapeute pour traiter d’une souffrance affective et sortir de l’état de jouissance de cette souffrance. Le client est perturbé professionnellement par une problématique de vie privée : phase de séparation de couple et de divorce avec avocat. Simultanément il s’est engagé dans une nouvelle liaison amoureuse qui est une stricte répétition de la précédente. L’intervenant dans le cadre d’une mission d’ordre professionnel doit intégrer l’ensemble de cette problématique ou alors refuser la mission. Le troisième cas concerne une personne fragile psychologiquement qui s’est engagée dans une quête spirituelle intense. Cela a une grosse influence perturbatrice dans la relation d'accompagnement. Il faut savoir que dans notre société actuelle, nombre de personnes sont en quête de sens et de développement personnel. Toute demande de retraite spirituelle intensive et de mise au silence exige un filtrage de la part des communautés confessionnelles : environ 30% des demandeurs sont refoulés pour profils psychologiques trop fragiles. 

 Le problème ou la demande initiale n’est que très rarement celle qu’il faut traiter et dépasse ainsi les compétences initialement recherchées. La question à se poser est la suivante : comment être aidé par une Machine Intelligente forcément très spécialisée (au moins pour les dix prochaines années !).

 Pour l’ingénieur en recherche IA et concepteur de MI, comme pour les praticiens en accompagnement et thérapie, il paraît essentiel de développer la carte du monde du fonctionnement cérébral. Cette carte du monde influe sur les recherches en IA comme en thérapie. Comparer l’IA au fonctionnement cérébral conduit à des erreurs très importantes. C’est pire que de comparer le nombre de morts du COVID entre la France et les Etats Unis.

 Il existe aujourd'hui plusieurs modèles[4] du fonctionnement cérébral très différents voire incompatibles qui ne s’hybrident pas encore entre holisme et ultra localisation. 

 Le travail de modélisation est très lié à l’imagerie fonctionnelle. L’interprétation de l’imagerie opère par soustraction et élimine des signaux faibles pouvant fausser les résultats ( enjeu des signaux faibles dans le cas de divergences chaotiques). Ce que l’on commence à connaître ce sont les fonctions ou aires géographiques très localisées nécessaires à l’accès à un état de conscience local ou global. Cela ne dit rien du contenu.

L’une des grandes difficultés de comparaison entre ordinateur et cerveau humain est la non prise en compte des facteurs d’échelle, dans les analogies.

 Les facteurs de similarité quand on compare non pas l’IA au cerveau mais une MI et une fonction cérébrale est la suivante. L’apprentissage de la lecture est très lent (dimension temporelle) B A BA etc. Quand la fonction est maîtrisée, le cerveau accède très rapidement aux zones modifiées. C’est la performance du nouveau circuit neuronal recyclé. De manière similaire, une Machine Intelligente de reconnaissance visuelle va apprendre en tenant compte d’un très grand nombre d’informations (dimension spéciale). Une fois conçue, cette machine sera très rapide avec faible consommation d’information. 

Dans cette même comparaison, il nous faut tenir compte de la grande différence entre humain et MI, celle de notre représentation de la mémoire à long terme. Dans la MI la mémoire est stockée physiquement. Chaque fois qu’elle est appelée, elle arrive identique. Dans la mémorisation humaine, il n’en va pas ainsi. Il existe des processus de mémorisation et de remémoration qui sont contextuels. L’information restituée n’est jamais vraiment la même. Le “support” mémoriel identifié au poids des synapses (mémoire chimique long terme) est produit par l’excitation neuronale ( Soft par analogie à l’informatique) alors que l’organisation de cette mémoire serait plutôt dans le Hard, c’est à dire l’organisation astrocytaire (cellules gliales) qui nourrissent les neurones ( multiples fonctions nutritives, architecte et communicante de ces cellules).

 Une autre différence Hard est à prendre en compte. Le hard d’une MI finalisée est figée. Elle va évoluer dans ce cadre rigide pour apprendre en temps réel avec l’usager. Pour l’humain, tout est vivant. Le hard comme le soft sont transformables. Les idées, comme les composants biologiques naissent, vivent et meurent.

 A chaque échelle du vivant : protéines, ADN, Cellule, Organe, Fonctions supérieures etc., il existe des comportements stables, causals, systémiques ou chaotiques. La représentation même d’une partie comme l’ADN varie dans le temps et le contexte. L’ADN n’existe vraiment que dans sa phase de duplication dans volume très réduit. Avant il est indissociable de la chromatine qui va l’organiser et le séparer. Dans un spermatozoïde, l’ADN sera tellement comprimé qu’il existera à un stade quasi cristallin. 

 Si l’on bascule dans la comparaison de fonctions très supérieures, il semble pour l’instant bien difficile d’articuler, d’associer et d’hybrider ces fonctions de contenant puis de contenu tel que les circuits émotionnels, attentionnels, ceux de la récompense et les circuits cognitifs de prise de décision. Dans l’humain tout ceci est naturellement hybridé et en fonctionnement systémique ouvert à toutes les autres fonctionnalités cérébrales dont le passage d’un regard à un regard méta ou multiple. Le cerveau fonctionne majoritairement de façon parallèle et non conscient. Le ou les états de conscience sont rares, essentiellement séquentiels, en réentrance continue avec le non conscient, probablement en émergence de type chaotique. Il doit peut-être exister  des états de conscience potentielle ou graines de conscience prêts à émerger en fonction de l’évolution des processus attentionnels et émotionnels. Finalement, une décision élémentaire est prise 300 millisecondes avant que la personne en prenne conscience.

 E - De l’éthique ou de la déontologie dans cette hybridation

Le premier point de développement de l’éthique numérique proviendra de la possibilité de choix et de regards croisés entre différents possibles de pratiques d'accompagnement numérique, humain ou hybride.

 Le second point qui est de l’ordre de la déontologie consiste à valider la capacité de singularisation et de traiter de niveaux méta de façon pertinente, efficace et efficiente.

 Le troisième point aborde la dimension affective et émotionnelle avec la Machine Intelligente ou l’environnement numérique global. L’humain qu’il soit l’aidant ou l’aidé, face à la machine peut perdre son sens critique et se faire coloniser par l’environnement numérique. Je pense au film “Her”. Le héros tombe amoureux d’une machine. Nous pouvons réagir émotionnellement à un petit robot qui apprend à marcher et qui tombe (spectacle à l’Hexagone de Meylan).

Un quatrième point concerne l'enjeu de la diffusion virale des théories complotistes (Voir l’excellente vidéo de G Bronner à ce sujet) révèle tout l’enjeu du questionnement éthique et des parades très difficiles à mettre en œuvre dans notre rapport au numérique..

 Enfin, on pourrait questionner le fonctionnement et l’éthique des réseaux sociaux ou sites de rencontre, et des accompagnements humains ou machiniques associés. Évaluer la pratique de ces sites et en recueillir des enseignements me parait être un chemin probablement à considérer par rapport aux phénomènes de transfert dans le travail d’accompagnement .

 Jean Claude Serres

[1]   Articles suivants : de Freud à Lacan, l’écoute, l’ ACT,

[2]  Articles suivants : Cerveaux ou Deep Learning, Délocaliser l'intelligence humaine dans l’IA,

[3]  Accès à la publication

[4]  Neurocercle : Les modèles du cerveau présentation par C Marti