Patrimonialisation scientifique et technique : (Comment) Faut-il sauvegarder les objets encombrants ? (5/10 - année 2020)

Publié par ACONIT (Association pour un Conservatoire de l'Informatique et de la Télématique), le 18 mai 2020   2.1k

 (photo d’en-tête : banc de fabrication du câble résistif de l’aimant hybride du LNCMI mesurant 18 mètres de long - Photo : ACONIT)

  

Gérard Chouteau, délégué PATSTEC Rhône-Alpes-sud

en collaboration avec Xavier Hiron, chargé d’inventaire, ACONIT

 

Dans le cadre de la mission de sauvegarde du Patrimoine scientifique et technique contemporain, fédérée par le musée des Arts et Métiers du CNAM, les différents acteurs régionaux du réseau se réunissent régulièrement en ateliers pour évoquer des problématiques communes auxquelles ils ont à faire face sur le terrain. Notamment, la nature spécifique de ce patrimoine récent les met en face d’un patrimoine de plus en plus volumineux, au point que sa conservation matérielle pose souvent problème.

L’atelier de mai 2020, initialement programmé à Grenoble sur le campus de Saint-Martin d’Hères, a du être annulé pour cause de pandémie. À son ordre du jour était inscrite une réflexion sur la nécessaire adaptation des pratiques d’inventaire pour cette catégorie spécifique « d’objets ». À défaut, nous reproduisons ici les grandes lignes de l’intervention que l’ACONIT avait prévu d’évoquer sur le sujet. 

  

Commençons par esquisser une catégorisation

Tous les acteurs du patrimoine scientifique et technique se sont trouvés, un jour ou l’autre, confrontés à ce dilemme : comment conserver les objets de très grandes dimensions, trop volumineux  pour être intégrés  à une collection et surtout,  comment en conserver la mémoire ?

Ces objets constituent le témoignage d'une histoire, d'une découverte, d'un fait scientifique marquant ou d'une aventure industrielle particulière. Mais ils témoignent également du travail des femmes et des hommes qui les ont conçus, construits et utilisés. L’expérience nous montre que leur destinée se résume à trois choix possibles :

1/ la destruction pure et simple, sans travail de conservation ni de mémorisation,

2/ la sauvegarde et la conservation dans un lieu dédié (place, hall d'entrée...)

3/ le démantèlement, mais avec conservation des données afférentes.

Le premier cas est malheureusement monnaie courante, qu'il s'agisse des laboratoires de recherche ou des entreprises. L'argument avancé étant le manque de place, argument qui, bien souvent, n'est pas justifié et traduit plutôt le manque d'intérêt ou de moyens dédiés de la structure pour la conservation et la mise en valeur de son patrimoine.

Le deuxième cas se présente quelquefois ; il traduit la volonté, au travers d'objets emblématiques,  de montrer la pérennité et l'excellence des activités de l'entreprise ou du laboratoire. Citons la mise en valeur par le CERN de Genève de la chambre à bulles Gargamelle (1000 tonnes !), exposée à l'entrée du site. Alsthom, aujourd'hui GE Power, a installé à l'entrée d'une de ses usines de Grenoble, une grande roue à aubes, élément d'une turbine hydraulique, comme témoignage de son savoir-faire historique dans le domaine de l'hydroélectricité. EDF, dans son musée Hydrélec de Vaujany, en Isère, a rassemblé une remarquable collection de machines d'imposantes dimensions. Des entreprises telles que ARaymond group à Grenoble, Michelin à Clermont-Ferrand ou Essilor à Morez, mais aussi Météo-France à Trappes (réservé aux chercheurs), ont tenu à créer un musée autour de leur patrimoine.

C'est le troisième cas qui présente le plus grand intérêt pour les acteurs actuels du patrimoine, parce qu’il est récent et que le développement du numérique offre de nouvelles possibilités techniques, grâce auxquelles il devient possible de conserver la mémoire et l'histoire d'un objet, même détruit.

Nous présentons ici trois exemples potentiels correspondant au troisième cas, mais chacun avec une destinée singulière.

  

Le générateur de chocs de GEPower

(Plan de construction du générateur de choc de 13,50 mètres de haut, La Savoisienne, GE Power - Photo : ACONIT) 

 

Conçu pour produire des tensions électriques très élevées de 400 000 volts pour l'étude des installations électriques de grandes puissances, il était forcément d’une taille conséquente, en rapport avec sa fonction. Avec ses 13,5 mètres de hauteur, il était évidemment hors de question de l'installer dans une structure muséale ! L'entreprise propriétaire ayant modifié l'orientation de ses activités et après presque 70 ans de bons et loyaux services, il était devenu inutile. Son démantèlement était donc inéluctable, mais le service qui l'utilisait eut l'heureuse idée de faire appel à l'ACONIT pour assurer la pérennité de sa mémoire.

Mais, pourquoi était-il si important de préserver cet instrument ?

Sur le plan technique, il présente un intérêt évident. Sa construction est en soi une belle prouesse. À Grenoble, le laboratoire d'électrostatique de réputation internationale créé par le professeur Felici possédait, lui aussi, un générateur de choc. L’ACONIT était donc en terrain connu.

Mais cet l'appareil est aussi le témoin de la grande aventure de l'hydroélectricité que la France a connue après la guerre, durant les trente glorieuses. Il représente donc tout un pan de notre histoire commune. Deux bonnes raisons pour le faire figurer dans le patrimoine industriel.

 

Cet exemple, permet de toucher du doigt une difficulté que l'on rencontre dans les actions de sauvegarde du patrimoine industriel. En effet, au cours des cinquante dernières années, la plupart des entreprises ont subi de profondes restructurations et, de délocalisations en désindustrialisations, leur patrimoine a, dans beaucoup de cas, disparu corps et biens. La mobilité croissante des personnels a abouti à la perte de la mémoire de leur histoire, voire des savoir-faire métiers. Sans une prise de conscience des entreprises, cette évolution, qui s’accroît considérablement dans le contexte de la mondialisation, risque de devenir socialement irréversible. 

 

Les lyophilisateurs du laboratoire ARC-Nucléart du CEA 

(Le lyophilisateur historique de 6 mètres de long d'ARC-Nucléart, à enfournement horizontal  - Photo : ARC-Nucléart)

Le laboratoire ARC-Nucléart est spécialisé dans le traitement des bois humides, et plus généralement des objets détériorés par les micro-organismes. Il a à son actif quelques belles restaurations, comme celles de la sauvegarde des objets immergés du lac de Paladru, en Isère, découverts dans une cité lacustre datant de l'an mil, de sa pirogue du XIVe siècle, des 155 m2 de parquet de l'Hôtel Lesdiguières. La momie de Ramsès II fut sauvée grâce aux techniques de pointe en matière d’irradiation des œuvres d’art mises en œuvre dans ce laboratoire. L’événement eut une résonance internationale.

Pour les objets archéologiques, en complément d’une imprégnation par une résine, les objets doivent être débarrassés de l'eau qu'ils contiennent, dans des  lyophilisateurs. La grande taille de certains de ces objets impose de construire des lyophilisateurs à enfournements horizontaux de très grand volume. À gros objets, gros lyophilisateurs ! ARC-Nucléart en a construit deux. Le premier, dit historique, possède une enceinte de 6 mètres de longueur utile. Le second est constitué  d'une enceinte longitudinale de 1,80 mètre de diamètre, récemment portée à 5,00 mètres de longueur utile.

Pour irradier les objets culturels, il faut compter sur une structure bâtie encore plus lourde, qui s’appelle un irradiateur. Celui-ci possède des murs en béton d’un mètre d’épaisseur, placé vis-à-vis d’une piscine de 4 mètres de profondeur pour stocker les sources de cobalt 60 en phase d’inactivité.

  

Tout cet équipement est actuellement en service, et son démantèlement n'est donc pas à l'ordre du jour. Cependant, serait-il naturel d’envisager de sauvegarder des instruments dont la fonction elle-même est de sauvegarder des objets ? Et si elle avait lieu, quelle incidence matérielle ou économique une telle démarche aurait-elle sur l’activité du laboratoire ?

  

L'aimant hybride du Laboratoire National des Champs Magnétiques Intenses (LNCMI)

(Élément d'entrée du banc de fabrication du câble résistif de l’aimant hybride du LNCMI documenté par l'ACONIT - Photo : ACONIT)

 

Cet équipement de recherche n'a pas encore fonctionné. Il est en cours d'achèvement et sera mis en service dans le courant de l'année 2021. Il appartient incontestablement à la catégorie des (très) gros instruments : hauteur 2 mètres, diamètre 2 mètres, masse 17 tonnes, puissance consommée 24 mégawatts, pour une chambre de mesure de seulement 34 mm de diamètre ! Et les dimensions de son support et de ses annexes associées sont bien plus larges encore.

Conçu et construit au sein même du laboratoire, c'est un objet unique exclusivement destiné à la recherche scientifique. Il est l'aboutissement d'une longue série de recherches et d'innovations commencée dès les années cinquante pour la production de champs magnétiques toujours plus intenses. Dès sa mise en œuvre, il fournira un champ de 43 teslas, ce qui constituera un record du monde en la matière (pour mémoire : le champ magnétique terrestre vaut 0,00005 tesla, l'électro-aimant de l’Académie des sciences de Meudon-Bellevue a fourni 17 teslas à partir de la fin des années 1920, le champ magnétique à la surface d'un aimant de tableau est d'environ 0,05  tesla).

Quand il aura achevé sa période d'exploitation et sera devenu obsolète, c'est l'inévitable démantèlement qui l'attendra. Mais grâce au travail entrepris de nos jours, dès sa phase de fabrication (enregistrement du banc de production de son câble interne), la sauvegarde de sa mémoire aura été accomplie par anticipation, en quelque sorte.

 

Conclusion

Somme toute, commençons par constater que l’objet scientifique reste souvent plus intéressant par les résultats et travaux d’expériences dont il est le support plutôt que pour lui-même. Mais les spécificités qu’offrent certains d’entre eux les rendent uniques, voire didactiques. Ainsi, les possibilités qu’offrent les moyens numériques modernes pourraient bientôt prendre le relais de la conservation matérielle : photographies 360° ou films 3D, simulations de processus, reconstitutions dynamiques, bases de données et bibliothèques interactives, c’est toute une panoplie qui devient progressivement accessible aux muséographes du futur.

Trois instruments, trois singularités, donc. Le premier, objet industriel par nature, relève d'une situation classique. C'est un objet du passé. Les deuxièmes sont encore en service et ne sont pas directement menacés de disparition, mais l’anticipation de cette étape obligée est-elle d’ores et déjà programmée ? Quant au troisième, il a commencé à être sauvegardé avant même sa mise en œuvre. Une démarche pour le moins originale, qui préfigure peut-être une nouvelle manière d'envisager la sauvegarde de notre futur patrimoine scientifique et technique ?

 

Pour aller plus loin :

Les inventaires des gros objets ou équipements sont complexes et font généralement appel à plusieurs fiches individuelles, dont il serait fastidieux de lister les liens. Le lecteur pourra utilement consulter dans la base de données PSTC de l'ACONIT les établissements : ARC-Nucléart, GE Power, LNCMI, mais aussi ILL.

Suivre : https://db.aconit.org/dbaconit/consulter.php?db=1&idcollection 

et dans la barre de menu en haut, sélectionner Consultation / Liste établissements.