Qu’est-il possible de traduire en poésie ?

Publié par Xavier Hiron, le 25 mai 2021   1.2k

Photo d'en-tête : Pablo Neruda en compagnie de Matilde Urrutia, près d'Isla Negra, province de San Antonio au Chili, où le couple possédait une petite maison de campagne (© wiki commons).

(texte émanant de réflexions préalables échangées avec Lydia Velay, en marge de la retraduction opérée en 2009-2012 du recueil Cent sonnets d’amour de Pablo Neruda [1], par Xavier Hiron ; travail non diffusé, car non vérifié à ce jour).

 

 

Le reproche principal que l'on peut faire à certaines traductions héritées du passé est que, par une maîtrise parfois incomplète, car purement académique, de l’esprit d’une langue d’origine, on se demande encore comment certains traducteurs, tel Baudelaire traduisant Edgard Poe ou Marcel Proust faisant de même avec John Ruskin, ont pu prétendre se lancer dans de telles aventures. Pourtant, ces traductions de très haute tenue, que l’on peut appeler initiales (ou de « défricheurs »), présentent en premier lieu le mérite d'exister. Sur elles peuvent, par la suite, s’appuyer certains travaux « complémentaires ». Raison pour laquelle le terme de « retraduction » est parfois utilisé.

Mais a-t-on le droit de remettre en cause le résultat d’une traduction initiale, en en entamant derechef une nouvelle version ? Une première réponse abrupte serait de dire que si une traduction se voulait être un exercice purement mathématique, ou pire encore, mécanique, un simple logiciel informatique résoudrait de manière définitive la question de toute traduction quelle qu'elle soit. Ce n’est évidemment pas le cas. Nous pourrions ajouter que ceci est particulièrement vrai pour ce qui est du domaine de la poésie - la problématique paraissant légèrement différente dans l’approche des œuvres en prose -, pour laquelle l’expression transmise, de nature sensitive autant qu’intuitive, avant que de se vouloir cognitive et dialectique, se cristallise essentiellement dans une problématique purement formelle.

Un deuxième argument de justification à une telle approche se trouverait dans l'édition française, au Seuil, des œuvres de Rainer Maria Rilke [2], laquelle présente successivement deux traductions particulièrement différentes dans l’esprit, l’une par Armel Guerne (p.313) et l’autre par Lorand Gaspar (p.345), des Élégies de Duino - œuvre majeure du poète s'il en est -. Quand est atteint un tel niveau de poésie, abondance de biens ne nuit pas. Il s'agit en effet, dans le cas présent, de croiser des approches sensibles et, partant, des regards dont la vocation finale est de s’enrichir les uns les autres, et non de se poser en termes d’opposition, voire d’exclusion. 

Comment s’est présenté le travail entrepris sur les textes de Pablo Neruda ? A la simple lecture d’une publication bilingue, la traduction telle que proposée chez Gallimard par les deux traducteurs français n’a pas été ressentie de manière fluide et satisfaite. Le langage restitué a paru emprunté, inutilement tarabiscoté par endroits, manquant de naturel et de limpidité immédiate, et la restitution globale « en terme de tenue générale du recueil » en a pâti. Bref, il pouvait sembler que la composante technique (ou bien le parti-pris d'une traduction "à cru") prenait ici trop souvent le pas sur la vision interne de l’œuvre, nuisant à la restitution de sa respiration particulière. Au regard de ce texte bilingue, il pouvait sembler que de la poésie initiale du poète chilien émanait une toute autre beauté irradiante, une poétique dont on retrouveraient mal les traces au sein d’un exercice qui paraissait disloqué.

Premier constat : en terme de protection juridique, ces textes sont, aujourd’hui encore, entachés de droits d’auteurs, y compris pour ce qui concerne leurs traductions. Cependant, si une tentative développée à titre individuel vaut la peine, un jour, d'être lue, même par un petit nombre d’individus, alors très certainement elle le sera. 

La justification initiale du travail de retraduction présenté ici est donc avant tout, dès à l'origine, un simple exercice entamé à titre personnel. Cela m'a donné l’occasion, en tant qu’auteur de poésie, de me confronter à des difficultés techniques dans la conduite de l'écriture même du français qui, comme un musicien fait ses gammes, m'ont permis de progresser sur le plan de ma propre appréhension de l’écriture. C’est un point purement égoïste qui a eu le mérite de n’exister qu’en tant qu’hypothèse ; c’est-à-dire d’être à même de créer de la matière textuelle susceptible de générer des réactions. Ni plus ni moins que lors de la traduction initiale, j’imagine... Ici, la composante du plaisir personnel éprouvé lors d’une confrontation avec un texte cohérent et particulièrement bien abouti a effectivement été très forte.

  

 

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Matilde : nom de plante, nom de pierre ou de vin.

Nom de ce qui est né de la terre, et qui dure !

Parole par laquelle le jour s’est levé.

Été qui fait briller la lumière des citrons.

 

Sur ce nom courent les navires de bois

Entourés de l’essaim d’un feu bleu marine.

Et ses lettres composent d’une eau la rivière

Qui viendra se jeter en mon cœur calciné.

 

Car ce nom découvert sous un volubilis

Est la porte d’entrée d’un tunnel inconnu

Qui donne droit d’accès à tes parfums du monde.

 

Ô toi qui me conquiers de ta bouche brûlante

Puise en moi si tu veux avec tes yeux de nuit.

Mais laisse-moi dormir et voguer sur ton nom !

 

 

(sonnet d’entame du recueil composé en quatre sections continues : Matin, Midi, Soir, Nuit, évoquant symboliquement les quatre âges de la vie amoureuse).

 

 

Bien sûr, l’inexpérience de la langue conduit à assurer un lourd travail préparatoire et méthodique de déchiffrage, recollements et tâtonnements des éléments syntaxiques identifiés. Mais, pour notre défense, il existe désormais de nombreux outils tout à fait efficaces pour aborder cette étape, surtout lorsqu’on s’est aidé d’un support de base tel qu’une édition bilingue -. Le but étant de favoriser d’entrée de jeu une appréciation intuitive du sentiment de plénitude que tend, à mes yeux, à véhiculer le texte fondateur dans sa dimension poétique. Ceci constituant par ailleurs la base même du fonctionnement enfoui de toute poésie, il n’y a donc pas grand risque, en agissant de la sorte, de trahir ni de s’écarter du chemin créatif tel que perçu par Neruda lui-même. En tout cas, pas plus que n’importe quel autre traducteur de bonne volonté.

 

Remarquons au passage que la pratique actuelle de la traduction littéraire se complexifie, de nos jours. Elle se base au mieux sur un binôme, voire un collège d’experts, avec au moins un spécialiste de chacune des deux langues. Ce que l’on peut retirer de cette constatation est la justification donnée au soin qu’il faut apporter, désormais, à la qualité intrinsèque de la restitution finale, qui doit tendre à devenir elle-même un texte autonome. Il s’agit donc, dans les faits, d’opérer une véritable re-création de l’œuvre poétique : terme pris dans le sens de « seconde création » - ou, image qui serait plus juste encore, de lui donner une « seconde naissance ». Et sur ce point particulier, je crois sincèrement, surtout après avoir vécu cette expérience de retraduction de l’intérieur, que ce qui est perdu éventuellement d’un coté (la précision dans l’appréhension du langage émetteur, ou langage source, impossible à retranscrire entièrement), peut en très grande partie être « compensé » de l’autre, par le biais d’une liberté rétablie - ou « retrouvée », pour appliquer ici un terme proustien qui semblerait pouvoir convenir à ce cas de figure - dans le langage cible. Ceci pour peu, bien évidemment, que la démarche entreprise par le traducteur vise à respecter l’esprit initial du texte.

 

Car au-delà du simple exercice « technique » que représente une traduction poétique, il s'agirait aussi de mettre en place la « réponse » d'un poète à un autre poète, dans l’esprit de rendre hommage à un texte qu’il pense être appelé à devenir un héritage culturel majeur de la société. Pour reprendre l’exemple des Cent sonnets d’amour de Pablo Neruda, le texte date déjà un peu, autant dans la lettre que dans l'esprit, et la société qui l’a vu naître a tellement évolué en 60 ans ! Même si ce texte reste entaché par endroits de réflexes machistes - et peut-être même grâce à cela, qui garantit, avec le recul, son authenticité et sa sincérité -, il représente l’une des toutes premières expressions de l’amour moderne, celui-là même qui a accompagné la libération de l’image de la femme telle qu’elle fut socialement vécue par la suite. De ce point de vue, ce texte a marqué son époque et ce, semble-t-il, de manière durable. Et puis, le sujet de l'amour a toujours été la denrée primordiale de la poésie. C'est donc un thème qui ne vieillira pas.

  

 

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Tu viens de l’indigence des maisons du Sud.

Des dures régions du froid où tremble la terre. Et qui

Quand bien même leurs dieux eurent chu dans la mort

Toujours nous ouvrent la voie de la vie dans la glaise !

 

Tu es un petit poulain de glaise noire. Un baiser

De boue sombre, mon amour, un coquelicot d’argile.

Une colombe du crépuscule qui vole sur les chemins :

Tirelire de larmes de notre pauvre enfance !

 

Petite fille, tu as gardé ton cœur de pauvre. Tes pieds

Accoutumés à s’user aux cailloux. Et ta bouche

Qui si souvent fut privée de pain et de délices… !

 

Tu es du pauvre Sud d’où m’est venue mon âme.

Dans son ciel, ta mère lave du linge avec la mienne.

C’est pourquoi je t’ai choisie pour être ma compagne.

 

  

Cependant, aucun artiste ne produit d’œuvres sans se demander s'il s’approche du vrai ou s'il est dans l'erreur. Et somme toute, ce n'est pas à lui de trancher cette question, mais bien à ceux à qui les œuvres sont destinées. Son problème, en tant qu’auteur, est plutôt de produire. Il en est donc de même du traducteur.

 

La perfection n'existant pas, toute critique d’une traduction reste toujours possible, mais ceci la place forcément a posteriori du travail créateur ou « recréateur ». Si ce travail a été accompli seul, il s’agit donc d’initier des critiques positives autour de tentatives livrées en toute simplicité : c'est-à-dire des critiques qui tiennent compte de l'état d'esprit propre aux intentions initiales de chaque démarche. Lesquelles consistent, en l’occurrence, à mettre sa propre capacité à construire un poème au service de cette « recréation » qui vient d’être évoquée. La volonté collégiale se manifestera donc dans le fait de tenter de s'entourer d'avis circonstanciés sur les aspects de détails, c'est-à-dire les défaillances techniques manifestes qui auraient pu prendre place dans le décodage du texte initial.

Car l’emploi du terme restitution indique l'aspect duel de la notion de fidélité/trahison au texte d’origine. Sur ce point ambigu, peut-on avancer que, parfois, lorsqu'un texte est trahi dans sa lettre, il est possible de le servir néanmoins dans son esprit ? Ce qui importe au traducteur, c'est d'obtenir un texte français susceptible de transcender son lecteur, à l’image de ce qu’à pu atteindre l'économie du texte d'origine. Ce que transcrit le fait, dans le poème cité ci-après, de se demander pourquoi aura été préférée la formulation « dans le néant de Quitratue », tandis que le texte initial propose, pour sa part, « dans le désert de Quitratue ». C'est que Quitratue ne signifie rien, pour la plupart des francophones. Et donc, faire référence à son désert (qui est le plus aride au monde) affaiblit son appréhension sensible immédiate, ce que tente de rectifier la notion de « néant ». Et comment a pu s’opérer la translation de sens ? Dans un désert, par essence, il n'y a rien (et ce n'était, à mon sens, pas tant la nature géographique que cette idée même de « rien » qu'a voulu signifier, par cette image dense, le poète initial). Et s'il n'y a rien - même pas une proie à se mettre sous la dent -, c'est que l’on est certainement en face de la préfiguration du néant. Ici est donc observé un « choix d'écrivain » totalement assumé.

 

  

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Moi j’ai faim de ta bouche, de ta voix, de tes cheveux

Et je vais par les rues, affamé, me taisant.

Sans le soutien du pain, cette aube me délivre

Et par le jour je cherche le bruit liquide de tes pas.

 

Moi je suis affamé de ton rire qui resplendit

Et de tes mains couleur d’un grenier furieux.

Oui, j’ai faim de la pierre pâle de tes ongles

Et je la veux manger, ta peau, telle une amande !

 

Moi je veux le manger, ce rayon que détruit ta beauté.

Je veux manger ce nez qui domine ton visage.

Oui, je la veux manger, l’ombre fugace de tes cils !

 

Et je vais et je viens, affamé, flairant au crépuscule

En te cherchant encore, cherchant ton cœur ardent

Comme cherche un puma dans le néant de Quitratue.

 

 

Qu'il y ait d'autres démarches possibles, d'autres natures de restitution envisageables, cela va sans dire. Mais elles engageraient d'autres approches de traduction, correspondant à d'autres sensibilités de traducteurs…

Resterait un dernier point à aborder, qui peut faire débat : pourquoi ce choix de Neruda ? Est-ce une manière de cautionner l'homme qu'il était ? Ici, ce n'est pas tant l'homme que l’œuvre qui a été choisie. Le traducteur n’oblitérera pas le fait que la personnalité d'homme très engagé politiquement dans son temps, se déclarant communiste, peut gêner. Cependant, le temps faisant son office, un traducteur ne doit pas s'arrêter à ce genre de « détail ». Comme je l’exprime souvent, mon souci d’auteur est de trouver la poésie là où elle se trouve. Il en va de même avec mes traductions de Bob Dylan. Cet homme est bourré de contradictions, certes, d'attitudes plus ou moins fausses ou fuyantes, c’est un fait établi. Mais ses textes pointent du doigt des états de vie patents, ce qui paraît primordial pour établir une démarche créatrice totale et authentique. Un problème similaire, mais diamétralement opposé, m’a été proposé avec les personnes qui me reprochent mon intérêt littéraire pour un Charles Péguy. Pour le poète que je suis, sa poésie relève d'une écriture indubitablement puissante, c'est tout ce qui importe, car la pensée ne devrait pas tracer de frontière, pourvu qu'elle découvre de l'humain se profilant derrière chaque tentative artistique. Ce qui compte avant tout est de pouvoir se confronter en permanence à la diversité des approches « formelles » - c’est-à-dire ayant trait à la forme spécifique du langage, pris dans sa dimension de contraintes, alliées au souci de la libération de nos expressions les plus sensibles -. 

                                                                                           Xavier Hiron, matrice autour de 2014

                                                                                                               finalisé en mai 2021.

 

 

Ce texte est dédié à ma tante et marraine, Elizabeth Brooks, traductrice de profession, décédée en juillet 2019, qui m’a aiguillé lors de mes premières traductions des chansons de Bob Dylan.

 

 

Notes :

[1] traduction de Jean Marcenac et André Bonhomme de 1965, reprise en édition bilingue dans la collection Poésie - n° 291 -, Editions Gallimard, Paris 1977, sous le titre La centaine d’amour. Dans ma présentation A tous les aficionados, non publiée, j’y indique à quel point la seule traduction du titre diffère de l’esprit de l’original.

[2] Rainer Maria Rilke, œuvres vol 2 : poésie, Le don des langues Seuil, Paris 1972.

 

 

La centaine d’amour de Pablo Neruda, dans son édition de poche à la nrf (© Gallimard), 1977

(fascicule reparu en 1995)