Note sur l'esprit d'une traduction de l'oeuvre de Bob Dylan

Publié par Xavier Hiron, le 1 juin 2021   1.2k

Image d'en-tête : Détail d'une carte d’auto-diffusion datant de l'année 2005, © Xavier Hiron


Aborder la question de la traduction de chansons revient à parler d’un exercice qui présente la difficulté majeure de devoir assumer la déconnexion du texte et de sa musique. Or nous ne pouvons que constater à quel point ces deux aspects sont intimement liés dans l’œuvre de Bob Dylan [1]. Il est donc impératif, pour mener à bien cet exercice particulier de traduction de ses chansons, d’opérer des choix préalables. Et qui dit choix, de les justifier.

 

Dans le cas qui nous occupe, cette constatation nous a conduit à décider a priori qu’il fallait concevoir le texte final traduit comme un élément textuel autonome en soi, tout en sachant que cette orientation ferait que les textes deviendraient de facto une abstraction.

 

Certes, les structures d’origine des chansons, avec leurs ressorts sémantiques propres, se doivent d’être respectées pour ce qu’elles sont. Ainsi peuvent toujours être lus comme tels les découpages et la répartition des couplets, les répétitions lancinantes de refrains, les alternances épisodiques d’éléments signifiants et d’éléments strictement sonores, que l’on pourrait appeler « d’ornementation. » Tout cela constitue l’âme d’une chanson et a donc été restitué en l’état dans le cours du travail que j’ai pu mener.

 

D’autres éléments ont, par contre, été délibérément tempérés, dans le but d’apporter au texte lu en français une homogénéité intrinsèque. Ce fut le cas pour ce qui concerne la suppression ponctuelle de mots répétés pour des raisons d’équilibre musical (le double « Corrina » - ainsi, d’ailleurs, que le double « baby » - dans l’exemple cité ci-dessous, mais « compensé » par l’entame du deuxième vers traduit). Ou, a contrario, lorsque l’on a cherché à réintroduire de courts segments sémantiques que la rythmique avait « mangés » (le « si » et le « ma » dans le même exemple ci-dessous).

 

Ainsi, la traduction littérale d’une des toutes premières reprises de Bob Dylan (un traditionnel, qui n’est donc pas un texte écrit par l’auteur lui-même)  :

 

                               Corrina, Corrina, gal, where you been so long ?

                                    Corrina, Corrina, gal, where you been so long ?

                               I been worr’in’ ’bout you, baby

                                    Baby, please come home.

 

                               I got a bird that whistles, I got a bird that sings.

                               I got a bird that whistles, I got a bird that sings.

                               But I ain’ a-got Corrina

                               Life don’t mean a thing.

 

                               Corrina, Corrina, gal, you’re on my mind.

                                    Corrina, Corrina, gal, you’re on my mind.

                               I’m a-thinkin’ ’bout you, baby

                               I just can’t keep from crying.

 

devient-elle volontiers :

 

                               Corrina, ma fille, où étais-tu passée ?

                                    Corrina, je me suis fait du mouron à ton sujet, chérie.

                               S’il te plait, reviens à la maison !

 

                               J’ai un oiseau qui siffle, j’ai un oiseau qui chante.

                               J’ai un oiseau qui siffle, j’ai un oiseau qui chante.

                               Mais si je n’ai pas ma Corrina, la vie ne signifie rien.

 

                               Corrina, ma fille, tu as conquis mon esprit.

                                    Corrina, je pense à toi, chérie

                               Et je ne peux m’empêcher de pleurer.

 

On remarquera que l’effet d’équilibre initial a été respecté par la restitution de trois strophes équivalentes en nombre de vers, mais que les répétitions strictement rythmiques (mais qui deviendraient lassantes à la lecture d’un recueil entier) ont été diminuées. À l’inverse, lorsqu’il s’agit de la mise en place d’un véritable procédé poétique basé sur une répétition grammaticale structurante, ces redondances volontaires ont bien évidemment été systématiquement sauvegardées.

 

Reste la question fondamentale du niveau de langage sélectionné. Dans ses traductions de negro spirituals, l’académicienne Marguerite Yourcenar avait fait un choix qui pourrait paraître aujourd’hui discutable. Elle avait choisi, en effet, de restituer par exemple :


                                L’ patron, i’ va t’ vendre, oh, oh, oh !

                                I' va t’ faire expédier aux champs,

                                Avant l’ point du jour…

                               File, file, file, avant l’ point du jour !

                               File, file, file, avant l’ point du jour !

 


Fleuve profond, sombre rivière de Marguerite Yourcenar, paru en 1964,

ici dans son édition de poche à la nrf (© Gallimard), 1974 


Considérant l’époque et le contexte que cette dernière représente, Yourcenar sélectionne en effet un langage qui est l’équivalent de ce que l’on nomme aujourd’hui encore le « parler petit nègre. » Il y a certes une équivalence de trajectoire et d’assimilation à ne pas négliger entre l’expression des  esclaves noirs américains et le français initialement parlé par les noirs issus de  « nos » colonies. Cependant, il existe, nous semble-t-il, une différence fondamentale entre les évolutions de ces deux langues parlées que sont le français et l’anglais contemporains, et qui réside dans le fait que la contraction est devenue inhérente à l’anglais actuel, qu’elle s’est même généralisée au point de devenir la marque du langage lui-même, tel qu’usité dans sa quotidienneté, et ce indépendamment de toute connotation purement argotique que vient surajouter l’emploi de mots strictement populaires. De plus, cette tendance à la contraction se traduit beaucoup plus facilement dans l’anglais écrit, tandis qu’elle ne s’est finalement pas généralisée pour ce qui concerne le français moderne [2].

 

En fait, comme on le voit, sélectionner un niveau de langage approprié revient à poser la question de la primauté du signifiant par rapport au signifié. Avec Bob Dylan, si la chanson se veut résolument populaire, si elle s’adresse en priorité aux gens de la rue, elle n’en possède pas moins, par son contenu même, des visées intellectuelles universelles. En témoigne les apostrophes qu’il lance à toutes les couches de la société et les nécessités de réflexion qu’elles induisent - fait qui est systématiquement absent des negro spirituals, par exemple, plus centrés sur la question du ressenti de la condition humaine telle que vécue par les noirs américains et, par voie de conséquence, à la tonalité plus intimiste -. Restituer l’ensemble de ces textes dans leur nudité, c’est-à-dire sans un substitut qui vienne prendre le pas sur le support musical (et donc sonore) qui les constitue, en faisant corps avec le phrasé spécifique de la parole, ce parler pris en tant qu’élément particulier d’une dynamique vibratoire globale, cela aurait fini par nuire inévitablement à l’appréciation que l’on peut retirer d’un catalogue qui, rappelons-le, contient désormais près de six cents titres. C’est pourquoi nous avons pris délibérément le parti d’un langage écrit.

 

Par ailleurs, de notre point de vue, ce choix vient renforcer la question de la cohérence du contenu puisque, malgré la profusion propre au génie de Dylan, il se dégage indubitablement une logique interne de l’œuvre - que nous avons tenté de décrypter dans la préface citée en annexe - : une sorte d'épine dorsale de ses intentions, et ce malgré une impression récurrente de tâtonnements, doublée de l’expérimentation forcenée et de la volonté affichée d'assimilation systématique des nombreux modèles qu’a pu produire la chanson populaire américaine, et parfois même au-delà.

 

Par voie de conséquence, on nous reprochera certainement de vouloir par trop « embellir » les textes initiaux. Mais puisqu’une traduction doit pouvoir s’attacher à restituer dans le même temps un contenu et l’émotion qu’il véhicule, plutôt qu’une forme servile, vouloir les rendre expressément sensibles nous semble amplement justifier notre démarche. Et ce d’autant plus facilement qu’il faut désormais chercher à reconstituer à l’intérieur des textes eux-mêmes le vide harmonique qu’a pu laisser l’absence du support musical d’origine - héritage que, par ailleurs et selon nous, la poésie moderne doit de toute évidence à cet art dit « mineur » qu’est la chanson. Car ce n’est pas sans raison si Paul Verlaine, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, avait écrit successivement, parmi sa non moins impressionnante production de recueils, La bonne chanson, Romances sans paroles et Chansons pour elle… Soit huit cent soixante textes qui sont, effectivement, au sens littéral du terme, des chansons, comme surent nous le prouver admirablement au siècle suivant autant un Georges Brassens qu’un Léo Ferré.

 

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COMME CHAQUE GRAIN DE SABLE

 

Aux temps de mes aveux, durant mes heures les plus nécessiteuses

Alors que le flot de mes larmes noyait chaque graine éclose

Il subsistait en moi une voix qui tentait de percer malgré tout

Me guidant péniblement à travers les écueils du désespoir.

 

Je n’ai pas le penchant de me complaire dans mes erreurs.

À l’image de Caïn, je porte une chaîne que je dois rompre.

Dans la fureur de l’instant, je peux percevoir la main de Dieu

Dans chaque feuille qui tremble, dans chaque grain de sable.

 

Oh, les fleurs de l’indulgence, les herbes du passé !

Comme des criminels, elles ont heurté le souffle du bienfait.

Le soleil frappe les marches du temps pour éclairer le chemin

Pour alléger la peine du désœuvré et sa conscience du déclin.

 

J’ai regardé intensément à travers les flammes de la tentation

Et chaque fois, j’entendais qu’on appelait mon nom.

En avançant à travers cette épreuve je commence à comprendre

Que chaque cheveu est compté comme l’est chaque grain de sable.

 

Je suis passé des haillons aux richesses dans la tristesse de la nuit.

Dans la violence d’un rêve d’été, le froid d’une lumière d’hiver.

Et cette danse amère de la solitude s’évanouit dans l’espace

Dans le miroir brisé de l’innocence lue sur chaque visage oublié.

 

J’entends le bruit des pas anciens telle une mer en mouvement.

Parfois je me retourne, il y a quelqu’un ; parfois ce n’est que moi.

Je suis pendu au trébuchet de la réalité de l’homme

Comme chaque moineau qui tombe, comme chaque grain de sable.

 

 

EVERY GRAIN OF SAND                                             TRADUCTION XAVIER HIRON

Paroles et musique : Bob DYLAN (1981)             ÉTABLIE LE 01/08/04

Album XXI                                                                            REVUE LE 02/01/05

 

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NOTES :

[1] en référence à mon projet de préface L’ambiguïté de Bob Dylan, ou l’être convoqué à l’assemblée des dieux, daté de 2010.

[2] certains auteurs ont tenté cette approche, surtout dans le courant des années 1950-60, mais sans lendemain.

 



Détail d'une carte d’auto-diffusion datant de l'année 2005, © Xavier Hiron