Observe-t-on une crise de la morale capitaliste ? Partie I : constats préliminaires et implications

Publié par Xavier Hiron, le 9 septembre 2021   790

Trois des protagonistes de cet essai (de gauche à droite : Jean-Jacques Rouseau, Pierre-Joseph Proudhon, et Karl Marx)


« Dans son culte forcené pour la volonté, Balzac ne cesse de passer, par brusques embardées, de la fascination pour l’âge moderne de l’édition à la dénonciation d’une société dominée par l’argent-roi. Le capitalisme conquérant, l’esprit d’entreprise évoquent pour lui, à la fois, l’audace et l’héroïsme des grandes épopées militaires et la foi patiente et acharnée des bâtisseurs de cathédrales ; c’est du merveilleux en action. Mais si la geste industrielle enflamme son imagination, s’il rêve sans cesse de l’argent et du pouvoir qui devraient couronner son travail de titan et l’évidence de son génie, il est trop lucide pour ne pas voir dans la frénésie capitaliste de puissance et de possession une œuvre de mort, un déni de l’art. »


Pierre Lepape, Le pays de la littérature

- Des Serments de Strasbourg 

à l’enterrement de Sartre, Seuil, 2003

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Les hommes, dès qu’ils se sont associés au sein de diverses sociétés, ont tout d’abord tracé des territoires. En ces temps d’âges sombres au sujet desquels aucune écriture lisible ne nous éclaire, le sens du particulier s’est toujours trouvé noyé dans l’intérêt du collectif. La survie du clan en était le garant. Cette notion a longtemps contenu la part d’identité des peuples, comme en gardent témoignage les nombreuses bornes et signes gravés anciens. Et l’art, au tout début, ne fut jamais qu’une manifestation de cette conscience d’appartenance à une communauté définie par son territoire et les richesses qui le composaient.

Avec l’éclosion du langage écrit s’est levée en arrière-plan la notion d’une conscience plus individuelle qui, peu à peu, est venue battre en brèche la suprématie du collectif. Quand ce cycle s’est-il amorcé, concrètement ? Par quel biais a-t-il pris la place et a-t-il supplanté le paradis originel de l’homme de nature qu’avait, un peu maladroitement il est vrai - c’est-à-dire un peu incomplètement -, esquissé Rousseau ? Sûrement depuis la nuit des temps, comme le souligne le langage populaire. Processus inévitable, envahissant et tenace, dont nul ne peut retracer précisément le cheminement obscur, mais qui s’est pris à accabler durablement notre conscience de vivant.

Mais ce cheminement ne fut pas sans présenter des rebuffades, des atermoiements, des combats d’anges et de démons : toute la glose religieuse, jusqu'après l’an mille en occident, en garde une trace profonde. Le moine, le condisciple, le servant de Dieu n’ont droit à s’éveiller à la conscience du monde que, semble-t-il, par une quelconque voix de procuration. Ils sont au monde non pour eux-mêmes, mais pour un silencieux et laborieux travail d’expiation dont le labeur, librement consenti en vue de mettre en valeur des territoires dont ils s’estiment être les gardiens, justifie à lui seul la grandeur de l’œuvre.

À l’inverse, ces conditions de retrait physique et psychologique qu’ils se créent à eux-mêmes pour s’arracher d’un monde dit « terrestre » - et, par voie de conséquence, vouées aux forces vives du démon - les dispensent, dans le même temps, d’avoir à s’impliquer personnellement dans les désordres de ténèbres qui règnent autour d’eux. Si rien n’est facile à construire dans ces périodes de conflits perpétuels et de violents bouleversements, cette attitude leur confère une situation préservée on ne peut plus confortable, au sein de laquelle, peu à peu, des pensées s’élaborent. Et l’individualité de l’être, ce faisant, a tendu à s’accroître inexorablement.

Fin du premier épisode ? Non, pas tout à fait : avant cela, un ordre d’une autre nature s’est en effet, lui aussi, mis en place. Et parallèlement à l’éclosion de l’ordre du silence et de la méditation, il prit le temps, à son rythme, de s’accroître et d’embellir. À dire vrai, c’est cet ordre-ci qui, inéluctablement, s’impose et gagne la partie. Mais de quel ordre s’agit-il ?

Cet ordre est celui que n’ont eu de cesse, bien après son avènement, de décrire, dénoncer, combattre, entre autres penseurs humanistes et lucides, aussi bien un Considérant, un Proudhon, un Fourier, qu’un Karl Marx et un Hegel [1]. À l’apogée de sa démesure, pensent-ils, et du déséquilibre patent qu’avait fait naître cette sorte de structuration particulière au sein de leur société, c’est-à-dire dans le courant du XIXè siècle, des philosophes désintéressés ne se sont pas lassés de prévenir des dangers sociaux que portaient en germe ses dérives. Ce faisant, ils ont été amenés à en retracer schématiquement l’historique. Nul besoin d’y revenir : chacun comprend qu’il est question de l’histoire de ces associations particulières qui se sont établies entre toutes les formes de pouvoir et l’argent.

Pierre-Jospeh Proudhon en 1840, (site Internet : http://www.integrersciencespo.fr )

En l’espèce, pour bien comprendre le processus dont il est question, je prendrai l’exemple de l'apparition de la pléiade de petites seigneuries qui vont finir par jalonner l’axe transalpin qui part des confins de l’Italie du nord pour s’aller mourir aux portes de Lyon. Dans une confusion apparente et quasi généralisée, on voit peu à peu se profiler sur cette trajectoire des potentats locaux qui, de place en place, finissent par former un réseau cohérent qui maille le territoire. Des alliances de sang et d’intérêt se forment, jusqu’à ce qu’émerge un pouvoir fédérateur, en la famille des Guigues.

Or ce pouvoir, en moins d’un demi-siècle seulement, donne naissance à une province autonome à part entière, qui s’appellera le Dauphiné et perdurera sous cette forme pendant près de quatre siècles ; avant d’être vendue (mais avec la promesse de la persistance de quelques particularismes) au royaume de France. À l’origine, cette famille, tout comme celles qui entreront peu à peu dans ses alliances, n’est constituée que d’une tribu d’hommes en armes - les futurs chevaliers - qui s’arrogent le droit du sol par la force. Par leur action, ils sécurisent les chemins où circuleront d’incommensurables richesses [2].

En effet, les populations autochtones sont asservies : tout comme le faisaient anciennement les tribus gauloises - surtout celles qui contrôlaient et façonnaient le métal -, on les a faites, au sens propre du terme, esclaves (serfs). Elles travaillent au profit de ceux qui arment et entretiennent les chevaliers et, sous cette seule caution, on leur impose des redevances. Il ne leur reste qu’à peine de quoi subvenir à leur maigre existence. Or l’axe dont il est question, véritable épine dorsale du territoire qui s’est ainsi constitué au profit de quelques-uns, est clairement un axe commercial dont j’ai déjà dit qu’il reliait le riche bassin transalpin à l’ancien épicentre des Gaules : jalons indispensables d’une opulence qui créera, quelque temps plus tard, la Renaissance du quattrocento. D’où la première façon d’interpréter la leçon qu’énoncera près d’un millénaire après les débuts sinueux du lent processus que je viens de décrire le philosophe et théoricien Pierre-Joseph Proudhon : « La propriété, c’est le vol. »  Ce point sera développé ultérieurement par un exemple local frappant.

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Se place ensuite, dans ce schéma extrêmement dépouillé de cette Histoire que je brosse à grands traits, un fait capital dont j’ai déjà eu à parler : l’avènement, à la suite des écrits inauguraux de Jean-Jacques Rousseau, de la pensée des Lumières. Car le fait fondamental ici est de bien considérer la question initiale qu’examine Rousseau : l’asservissement de l’homme - conçu en tant qu’individu - à la société - c’est-à-dire à un corps indifférencié - est-il légitime ?

Pour démêler cette question épineuse, Rousseau établit deux domaines séparés dont la gestion réclame des approches distinctes : celui des richesses matérielles (qui a généré, il commence par le signaler, toute une suite ininterrompue d’hypocrisies sociales), lequel s’oppose aux richesses spirituelles, représentées par toute la pureté et l’ascétisme dont sont capables les êtres autonomes (c’est-à-dire représentés par l’état de Nature). Et les conclusions qu’en tire Rousseau sont impérieuses : l’homme est libre par nature (on dirait aujourd’hui : « par principe ») ; mais l’asservissement à la société étant nécessaire, il doit donc être consenti.

Le droit (qui s’incarne alors dans la Loi) se doit d’intégrer cette donnée fondamentale, qui ne saurait être seulement un fait entendu « normalisant » la loi non écrite du plus fort. Car pour se faire et rester juste, elle doit se baser sur un Contrat social dont Rousseau ne fait, en réalité, qu’esquisser les contours, mais dont la teneur essentielle consiste à dire :

- en compensation de l’asservissement volontaire de l’individu à la société, celle-ci doit lui garantir toutes les formes de sa dignité, en quoi subsiste sa liberté ;

- en gage de cet asservissement consenti (tel un vassal à son seigneur), tout un chacun doit garantir en retour à la société un comportement digne et respectueux envers les règles qu’elle édicte, tant que celles-ci préservent l’intégrité des valeurs humaines que ses fondements reconnaissent.

Cette manière de concevoir le monde est à la fois révolutionnaire, au sens propre du terme, et l’expression de la plus rationnelle des positions intellectuelles. Ainsi, une nouvelle société aurait, semble-t-il, trouvé les conditions premières de son épanouissement… Dans les articles qui suivront, nous verrons dans les faits si cette hypothèse est bien celle qui est réellement advenue.

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Notes :

[1] certes, tous prônent la prise en charge de son destin par le prolétariat lui-même, allant, pour certains, jusqu’à appeler à l’insurrection violente ; mais dans leur esprit, il ne s’agit que d’opérer une juste réponse à la violence qu’organise le vol (pris dans le sens de confiscation) conjoint de la propriété et de la valeur du travail par la bourgeoisie ; et cela, bien évidemment, sans présager des dérives futures du communisme institutionnalisé du XXè siècle. Méfiant, Karl Marx ne fut-il pas le premier à affirmer haut et fort : « Je ne suis pas marxiste ! » ?

[2] ce qui n’empêchera nullement la famille des Guigues de la dilapider, puisque ce qu’on appelle le « transfert » du Dauphiné à la couronne de France, qui eut lieu contre une forte rétribution, n’est ni plus ni moins qu’une vente dont le montant a été utilisé à renflouer une partie des dettes considérables d’Humbert II ; aujourd’hui, on ferait passer cette transaction pour une opération de fusion boursière répondant au doux nom d’OPA amicale, ou rachat d’activité avec réinvestissement, dans le but de garantir la bonne santé – et donc la rentabilité - d’une « entreprise » (même si celle-ci, par voie de conséquence, a touché à la constitution d’un Etat) ; certes, héritier d’une longue lignée, il a été fait observé qu’Humbert II a œuvré, sur le moment, pour sauvegarder le meilleur pour sa Province et ses sujets ; mais c’est bien le phénomène initial, dans son principe, ainsi que les évolutions qu’il a intrinsèquement portées, qui posent ici question.