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Pratiques de l'écoute

Publié par Jean Claude Serres, le 23 septembre 2020   2.3k

Pratiques de l’écoute

Apprendre à écouter - Ecouter pour apprendre

 

L’écoute est une compétence qui se développe à partir de prédispositions génétiques et de techniques pédagogiques d’apprentissages.

Le « petit homme » dès sa naissance dispose des outils « biologiques » ou plus précisément des potentialités génétiques pour rencontrer l’autre, pour apprendre et se construire dans ses relations avec les autres. La grande capacité d’apprentissage est générée par la plasticité cérébrale et le recyclage neuronal (Cf Stanislas Dehaene). Les propriétés des assemblées de neurones miroirs rendent possible le mimétisme (grand facteur d’apprentissage) et la théorie de l’esprit, capacité d’empathie à se mettre à la place de l’autre, à deviner ses intentions.

Tout cela constitue des briques, des matériaux qui vont permettre de développer une compétence d’écoute plus ou moins performante et plus ou moins spécialisée. Cette compétence s’auto évalue de l’intérieur de chacun, d’une manière subjective. Elle s’évalue aussi de l’extérieur, par celui qui se sent écouter (ou non) et encore par un tiers qui observe la relation de communication en posture méta.

 La posture professionnelle des accompagnants (coach et psychothérapeutes) exige un développement approprié des techniques d’écoute des personnes, des groupes et des patients en thérapie. Cette compétence s’apprend, se développe, s’affine et s’entretient par des relations entre pairs (supervision, intervision). Ces pratiques professionnelles s’appuient aussi sur d’autres propriétés ou matériaux biologiques génétiques comme le transfert, l’ancrage, l’hypnose par exemple.

 La compétence d’écoute se développe par la formation, la pratique, l’expérimentation et la supervision de pairs, quelque soit le champ de pratique. Ces champs sont beaucoup plus nombreux que ne le laisse suggérer le paragraphe précédent (champ de la thérapie ou du développement personnel). Chaque métier exige une capacité d’écoute : le boulanger, le guide de haute montagne, l’ingénieur ou l’étudiant. La pratique de l’écoute mobilise d’autres compétences ou aptitudes comme la curiosité, la mobilisation de l’attention et la concentration, la créativité. La pratique de l’écoute est une action qui demande beaucoup d’énergie et qui épuise le praticien. C’est une posture de grande vigilance, faculté d’attention flottante.

 Le terme « écoute » peut devenir un mot valise comme « communication » « formation », ou tout est « écoute » « formation » « communication ». Il devient alors nécessaire de sortir de la théorisation pour entre dans le champ du témoignage personnel.

La pratique de l’écoute s’est développée dans mes différents champs professionnels ; étudiant, ingénieur, alpiniste et coach.

J’associe l’écoute à la posture de méditation qui intègre l’attention flottante, la prise de recul ou posture méta et prend en compte les quatre dimensions : L’écoute de soi (de ses intentions, de ses émotions, de sa façon de penser et d’être en relation), l’écoute de l’autre ou du groupe (de ses intentions, de ses émotions, de sa façon de penser et d’être en relation), l’écoute de l’environnement, du milieu et du contexte (présent, futur et passé). La quatrième dimension est la plus délicate : c’est l’écoute de la qualité et de la pertinence de sa propre écoute : les grilles d’analyses mobilisées ou non, le poids et le sens des mots, la dimension systémique le dit et le non dit, le pris en compte et le non pris en compte et la perspective de cognition (le « comment je pense ce que je pense » devient le comment j’écoute ce que j’écoute ». Je vais développer quelques exemples.

 Dans mon statut d’élève ingénieur en mécanique et dans le cours de mécanique des solides (F=mg, la Force est le produit de la masse par l’accélération), j’ai pris conscience et distance avec le concept de « Force » qui est devenu pour moi une représentation symbolique déconnectée du réel (aussi déconnecté du réel que le concept de solide indéformable). Pour moi la Force n’existe pas dans le réel et n’est pas explicative en elle même. Elle reste une représentation qui comme un vecteur permet de modéliser une fraction du réel. Ce que j’observe ce sont des déplacements et des déformations de la matière dans le temps et l’espace. Cela me servira grandement dans mon métier d’ingénieur en pouvant remettre en question tous les outils de modélisation. La carte n’est jamais le territoire, ce n’est qu’une représentation très déformée, elle n’en est pas moins utile !

Aujourd’hui je peux généraliser ce symbolisme explicatif : la Force, le Pouvoir, le Dieu révélé en l’inscrivant dans un mode de penser mécaniste ou déterministe de type cause effet. La force (cause) déforme ou transforme les matériaux (effet) tout comme le pouvoir déforme ou transforme la société ou Dieu devenant le créateur de ce qui est (dieu transcendant créateur du réel). Si je pense de façon systémique ou chaotique, je suis libéré de la nécessité de rechercher la cause initiale. Cependant le déterminisme « cause-effet » est sans doute une première prédisposition cognitive génétique efficace pour la survie du bébé.

Dans mon métier d’ingénieur, j’ai été amené à considérer certains « solides indéformables » comme un bâti de machine ou un bâtiment comme des éléments déformables dotés de fréquences de résonance et participant grandement à la problématique de réduction de vibration, alors que les modélisations initiales évacuaient ces considérations.

 Dans la pratique de l’alpinisme ainsi que dans l’exercice de mes différentes missions professionnelles, j’ai pris conscience que la pertinence de mes prises de décisions stratégiques en environnement complexe dépendait de ma capacité de sortir du raisonnement rationnel dans l’instant présent pour laisser la place à une attention flottante, une écoute du réel et des intuitions. Cette pratique implique de construire par raisonnement logique, dans l’instant présent de la décision, une représentation mentale globale indécidable (équilibre des plus et des moins par exemple dans une alternative). Cela est en lien avec un travail antérieur d’apprentissage et d’intériorisation d’analyse continu des pratiques et des retours d’expérience.

La compétence d’écoute est la face opposée à celle du pouvoir d’agir d’une même pièce de monnaie tout comme l’innovation et la maîtrise des risques sont aussi les deux faces opposées d’une pièce de monnaie. Cela signifie que chaque face ou regard de la pièce de monnaie est la représentation singulière d’un même objet de pensée.

La pratique de l’écoute présente un aspect très paradoxal qui caractérise bien l’exigence d’agir dans un environnement complexe par des dispositifs ago antagonistes (faire l’un et son contraire). Il me faut à la fois développer des grilles d’écoute des signaux faibles de plus en plus pertinents pour accroître la compétence de discernement, prendre conscience de ces grilles durant l’écoute pour les utiliser et aussi pour s’en détacher. Cela caractérise bien le principe d’attention flottante de la pratique méditative faire, laisser faire, se nourrir de, ne pas être prisonnier de, s’ouvrir à l’imprévu interne (intuitions, ressentis) et externe etc.

 La compétence d’écoute comme la compétence de méditation se développe par apprentissage et pratique régulière, à partir de prédispositions biologiques dont la faculté d’attention. Ecoute méditation et attentions sont en interactions systémiques.  La faculté d’attention est un ou plutôt un ensemble de processus cérébraux qui relèvent à la fois de prédispositions génétiques potentielles et d’apprentissages. Cela permet de considérer cette faculté attentionnelle comme une compétence qui se développe grâce à la plasticité cérébrale et au recyclage neuronal. Pour autant « écoute » et « attention » ne se recouvrent pas, ne sont pas synonyme.

 Premier regard sur la faculté d’attention à partir du cours de Stanislas Dehaene : au moins trois dispositifs cohabitent : Alerte - Orientation - Concentration

  • Alerte : modulation globale de la vigilance - propriété partagée avec l’écoute :
  • Orientation (spatiale ou focale) : sélection d’un objet mental - hors du champ de l’écoute mais permet de l’initialiser en lien avec l’aspect projectif et intentionnel du second regard
  • Concentration : traitement cognitif et résolution de conflits - peut caractériser dans l’écoute la dimension méta de régulation du processus d’écoute (comment j’écoute ce que j’écoute).

 Second regard à partir du travail de recherche sur « l’écosophie de l’attention » d’Yves Citton : quatre dispositifs cohabitent avec une mise en perspective fractale. Chaque dispositif contient les quatre dispositifs pour fonctionner.

  • Alerte : commun au premier regard et partagé avec l’écoute
  • Projection : charger d’une intentionnalité d’engagement et de prise sur l’environnement - en lien avec l’orientation du premier regard, déconnecté de l’écoute
  • Fidélisation : attention portée vers ce qui me rassure et qui me valorise (les systèmes de croyance ou le militantisme par exemple) - à l’opposé de la compétence d’écoute qui induit une mise en insécurité.
  • Immersion : capacité à perdre son identité, sa capacité de discernement (ex : immersion dans un monde virtuel sonore et imagé type jeux de rôles) - très différent du processus d’écoute mais qui peut caractériser un dysfonctionnement majeur du processus d’écoute - processus qui peut avoir des effets très bénéfiques pour l’apprentissage ou conditionnement mais qui peut aussi générer des dépendances et des addictions.

 Troisième regard à partir des apports de Jean Philippe Lachaux sur le contrôle la maîtrise et le lâcher prise. L’attention est un processus ou ensemble de processus qui travaille non pas sur les perceptions internes ou externes mais sur les assemblées de neurones qui sont en train de les traiter pour en assurer une certaine forme de régulation en forte interaction avec les circuits du plaisir de la récompense de la motivation et de l’intention. Il distingue plusieurs facultés d’attention centrées sur les processus de conscientisation (à la différence des deux premiers regards qui abordent l’ensemble des processus conscients on non)

 Cette approche se centre sur les aspects d’apprentissages rationnels et conscients comme sur les processus de décisions conscients et orientent ainsi la modélisation de processus attentionnels séquentiels, à la différence des précédents (hologrammiques) et surtout du quatrième regard essentiellement simultané et parallèle.

 Quatrième regard à partir de la méditation laïque ou confessionnelle suivant « la pratique de la méditation » de Fabrice Midal par exemple. Les différentes pratiques méditatives révèlent des incidences spécifiques et singulières sur différentes zones du cerveau (détection par IRM et autres techniques). Je citerai ici quelques phrases caractéristiques d’état de méditation.

  • La méditation nous invite simplement à devenir conscient de tout ce que nous expérimentons à chaque instant.
  • Enjeux simple et exigeant de la méditation zen : habiter son corps (importance de l’assise, de la verticalité et souvent de l’immobilité). Notre esprit n’est pas séparé de notre corps. Etre pleinement relié à tous ce qui est. La vraie paix est d’être relier à tout ce qui survient. La méditation vise à témoigner d’une plus grande attention
  • La méditation est une épreuve de liberté, elle nous confronte à tout ce qui nous emprisonne. La méditation n’est pas déconnectée du réel. Son but n’est pas de faire le vide mental dans sa tête mais plutôt d’arrêter de mentaliser d’analyser, d’interpréter ou de juger. C’est au contraire être présent à la confusion des pensées mentalisées en les laissant flotter, d’être présent au monde tel qu’il est et accepter l’insécurité de l’ouverture et de la confrontation à l’inconnu.
  • La méditation nous libère du rêve d’une spiritualité s’élevant hors de la réalité comme de la réductibilité de notre être à ce qu’en disent sociologie ou psychologie. Notre être fait parti du réel et la méditation nous affranchit des regards réductionnistes en révélant l’immensité de l’être et de ses relations aux autres et à l’environnement. La spiritualité consiste, par la pratique méditative, à reconnaître que ce n’est pas nous qui pouvons déterminer l’être de la nature humaine (un système ne peut se définir par lui-même)

Ces réflexions préalables à propos des facultés d’attention vont révéler les liens d’interactions (reliance dialogique) entre compétence de pouvoir d’agir, d’innovation ou d’inventivité d’un coté et compétences d’observation, d’attention et d’écoute de l’autre. En particulier ce qui est spécifique et commun aux processus d’apprentissage et aux processus d’innovation sociale et systémique, interroge les deux familles de compétences.

A  - Processus d’innovation sociale et systémique

 A la différence d’un processus d’innovation industriel ou d’une création artistique organisée et focalisée sur l’atteinte d’un but connu ou à découvrir, le processus d’innovation sociale et systémique se rapproche beaucoup de la pratique méditative d’observation systémique de ce qui est par une focalisation essentielle sur le chemin et un désengagement des logiques ou attentes de « résultats-but-objectifs ».

Construire une vision partagée de ce qui est et qui risque d’arriver (menaces et opportunités) sociétalement se réalise en mettant à distance peur, espérance et jugement. Équilibrer cette vision en créant une représentation multipolaire. La représentation multipolaire (développée dans d’autres articles) permet d’échapper au monisme des systèmes de croyance ou au dualisme ontologique ou encore au dualisme méthodologique. Une représentation multipolaire (4 ou 16 pôles dans ma pratique) reste arbitraire, singulière et personnelle tant qu’elle est non partagée. Le processus d’innovation sociale et systémique permet d’élaborer une représentation multipolaire partagée.

 Cette construction permet d’induire une sérénité vis-à-vis d’un futur à jamais imprévisible: ce qui caractérise bien le contexte sociétal actuel. En effet nous sommes confrontés brutalement et très rapidement à des mutations sociétales et environnementales multiples inscrites dans le temps long de plusieurs générations.

Paradoxalement cette sérénité peut nous permettre de faire émerger (innovation de rupture, métamorphose, évolution chaotique)  de nouvelles  compétences et de nouveaux systèmes de valeurs qui permettraient résilience individuelle et collective, et de nouvelles formes de solidarité ouverte et réaliste. Construire ce type d’état de sérénité et de paix intérieure n’invite pas à l’immobilisme mais au contraire développe une dynamique d’apprentissage ainsi que le pouvoir d’agir.

 B - Processus d’écoute comme processus de rencontre

 Le processus d’écoute est lui aussi un processus émergent de rencontre de l’autre, de construction partagée d’une vision systémique sans jugement (pendant le travail d’écoute), bienveillante de l’autre dans un premier temps.

 Cette rencontre invite à un engagement à une discussion profonde centrée sur le témoignage et le parler en « je » de chaque participant. Ce chemin prend du temps et s’inscrit dans la duré. Il s’avère difficile et implique 5 exigences :.

Prendre du recul sur les idées reçues (les miennes, celles que je reçois des autres)

  • Dialoguer malgré les blessures et les échecs
  • Faire l’effort pour comprendre soi puis l’autre
  • Le chemin est piégé depuis le début : écoute  « systémique » (vocabulaire, pluralité des sources, culture, pratique, connaissance)
  • Développer la patience, le respect, la rigueur, l’humilité + l’audace pour faire malgré la difficulté
  • Dialoguer dans la durée, avec une confiance lucide partagée.

 Dans un second temps cette vision systémique de premier niveau peut être doublée d’une vision partagée méta du premier niveau : « communiquer sur notre mode de communication  -perception des écarts de compréhension et des limites de compréhension, des problématiques de vocabulaire.

 Quelques risques à éviter aident à nourrir ce second temps :

 Dans un troisième temps les visions systémiques de premier et deuxième niveau peuvent être enrichies de l’écoute méta cognitiviste et connexionniste : comment chacun pense ce qu’il pense dans le plan des processus cognitifs (causal - systémique - complexes) et des processus de connexion (rassembler le même ou reliance dialogique de la différence).

 Quelques pistes pour nourrir ce troisième temps :

 La question de la posture de « non jugement » est très difficile à partager en partie par le conditionnement culturel sur ce propos et aussi par les multiples acceptions de ce terme. Il est souvent intéressant de remplacer jugement par évaluation sans que cela résolve la difficulté.

On peut distinguer les jugements moraux (entre le bien et le mal), les jugements éthiques sur la qualité de la vie entre bonheur, sérénité d’un coté, et souffrance de l’autre, les jugements de justice ou d’équité qui gravitent autour de l’égalité des droits et enfin les jugements de valeurs qui se rapprochent ou déclinent les jugements moraux comme le respect, la dignité humaine etc.

 Une autre acception du jugement concerne la dimension psychologique du fonctionnement de la personne et que révèle par exemple le test MBTI. Toutes les combinaisons sont possibles avec des taux de distribution très variables dans la population. Le dernier pôle des quatre lettres oppose les profils focalisés sur les perceptions et les profils focalisés sur les jugements.

Ce test parmi bien d’autre n’a guère d’intérêt en plaçant une personne dans une série de cases mais plutôt utile comme une porte ouverte au questionnement sur soi et de partage.  Ces tests développent une connaissance de soi qui est dynamique, en devenir potentiel. Il aide à la pratique méditative qui vise à sortir du jugement par exemple, pour aller vers les perceptions globales. Cette phase d’analyse ne préjuge en rien de ce qui sera réaliser à l’issue de ce travail en matière de soumission, de combat, de réaction, de négociation, etc. à ce qui est.

 La connaissance de soi permet de développer la confiance en soi.

En synthèse les compétences d’attention, d’écoute, d’innovation sociale et systémique et de pratiques méditatives constituent un véritable système de compétences à très forte synergie de construction du sens (une dimension de la spiritualité), de mise en confiance et en sérénité, et d’adaptation pertinente à ce qui advient. La pertinence provient de la mise en confiance et de la sérénité individuelle et collective qui libèrent l’énergie et l’ensemble des compétences disponibles ou à développer. Chacun peut alors s’engager et devenir entrepreneur du futur dans son chemin de vie. Il aura fait sa part, sans remord ou culpabilité, avec audace et humilité.

« Ecouter, méditer, développer ses facultés d’attention, apprendre, innover (socialement) et s’adapter » désignent des domaines de compétence fortement intriqués les uns aux autres. Leurs champs d’applications sont multiples. Nombre d’ente eux se superposent et sont interdépendant.

 Références 

 Stanislas Dehaene : cours au collège de France

 http://www.college-de-france.f... 

Pour une écologie de l’attention de Yves Citton

Fabrice Midal Pratique de la médiation (livre de poche) Livre, CD et DVD

 Christophe André : méditer jour après jours  l’iconoclaste Livre et CD

Pierre Vermersch  http://www.entretienavecpierre...

Mes propres articles et ouvrages dont mon blog racine https://jecserres.wordpress.co...