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Raymond Carver et le vertige de la mémoire

Publié par Laurent Vercueil, le 12 janvier 2020   2.8k

Pourquoi certains souvenirs et pas d'autres ? Pourquoi ce ne sont pas nécessairement les plus significatifs (apparemment) qui demeurent ? Et que certains détails absurdes semblent figés pour l'éternité (en tout cas, la notre) tandis que d'autres disparaissent inexplicablement dans l'oubli ? 

Dans un poème (1) de l'écrivain américain Raymond Carver (1938-1988), on trouve une trace de cette ironie.  Voici l'extrait :

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                                      Pourquoi choisir ce moment 

                                      pour me souvenir que ma tante m'avait un jour pris à part

                                      et dit, Tu te souviendras chaque jour de ta vie 

                                           de ce que je vais te raconter maintenant? 

                                           Mais c'est tout ce dont je me souviens. "

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L'émotion ressentie par le jeune Carver au moment où sa tante lui annonce qu'il se souviendra toute sa vie de ce moment, est plus puissante que celle suscitée par ce dont elle lui fait part ensuite.  Le plus notable, le plus important est qu'il puisse être en mesure de se souvenir toute sa vie de ce moment (la tante lui signale ce moment), et non la nature même du moment (le récit qui suit). C'est qu'il y a quelque chose dans le signal, qui est bien plus fort que ce qu'il signale

Voilà qui me donne l'occasion d'une remarque et d'une digression. 

La remarque, concerne, bien entendu, l'effet de l'émotion sur la robustesse du souvenir. Les souvenirs colorés d'une émotion (positive ou négative) s'ancrent profondément dans notre cerveau. C'est l'exemple classique de la "flashbulb memory", la mémoire snapshot/capture d'écran, qui saisit un moment singulier dans la richesse de tous ses détails et la restitue fidèlement, des années plus tard. L'émotion ressentie par le petit Raymond Carver lorsque sa tante lui signale qu'il se souviendra toute sa vie de ce moment, fixe effectivement celui-ci dans sa mémoire, mais pas la suite...

Et la digression s’intéresse à la puissance opératoire du signal. En suivant ce qui pourrait constituer l'ébauche d'une théorie évolutionnaire du signal (ne reculons pas devant les grands mots), il est vraisemblable qu'une optimisation progressive de l'adéquation entre les propriétés des signaux et les facultés cérébrales à le détecter et à le traiter ait accompagné l'évolution humaine. Ainsi, nos cerveaux ont développé une aptitude remarquable à introduire un décalage entre le signal et la réalité, ce qui est signifié.  Cet écart explique, bien sûr, que le troupeau de cervidé détale brusquement lorsqu'un bruit inopiné retentit dans la forêt. Le signal sonore indique la présence possible d'un prédateur. Mais l'écart que l'espèce humaine peut introduire entre le signal et le réel est si important, que ce dernier peut, le cas échéant, tout à fait disparaitre, comme l'illustre l'exemple du mentaculus (pour lire une exégèse du mentaculus, c'est par ici). Dans ce cas, le signal ne renvoie à aucune réalité palpable, identifiable, mais n'en possède pas moins la propriété de générer une impression de sens. L'effet de "pseudoprofondeur" (on peut lire aussi ceci), est ce sentiment que ce qui est lu, ou prononcé par un interlocuteur, à l'air quand même vachement intelligent. Il existe sur internet, des générateurs aléatoires de sentences pseudoprofondes, ou d'une terminologie éblouissante (voir le bullshitor, par exemple).

A défaut de parler à notre intelligence, ces signaux mobilisent en nous des émotions qui les rendent efficaces, ou au moins, durables...



(1) Dans "La vitesse foudroyante du passé" Points, 2008 (p147)



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